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Monk In Paradise
© Jean Merlin - Correspondance avec Fred Canté
 
Extrait d'une lettre de Jean Merlin, magicien professionnel aimant vraiment beaucoup la musique de Monk, à Fred Canté, écrivain néerlandais, auteur de la meilleure discographie de Thelonious Monk, parue chez "Golden Age Records", Amsterdam
Beste Fred
Tu m'écris dans ta dernière lettre : "Dire qu'on ne s'est jamais rencontrés, et que l'on s'écrit depuis quatre ans déjà, dire que tu m'invites en France, et que j'ai une invitation similaire au Canada, et que de la même façon j'ai été hébergé au Japon, tout ça rien qu'à cause de Monk. Quand même, du haut du ciel, Monk, ça doit le faire marrer..."

T'as raison, Fred, ça doit le faire marrer. Seulement, si le ciel existe, Dieu existe aussi (soyons logique) et Dieu est vraisemblablement magicien ET musicien (autrement rien n'a de sens) peut-être même est-il chorégraphe?

On a beaucoup écrit sur Monk, mais il y a une chose, Fred, dont personne n'a jamais parlé, c'est l'arrivée de Monk au ciel. Je n'y étais pas, bien sûr, mais en tant que magicien, je devine comment les choses ont dû se passer. Alors, si tu as cinq minutes, je vais tout te raconter...

Tout a commencé aux petites heures de l'aube, entre chien et loup, probablement 'round about 4 ou 5 heures, tu sais, cette heure indéfinissable où les patrons de cabaret sont obligés de mettre à la porte les musiciens qui trainaillent afin de pouvoir fermer. En sortant, Monk devait être un peu gris et cherchait un endroit encore ouvert, afin d'y boire un dernier bourbon pour la route. Il tomba par hasard sur une grande porte en bois, d'un club dont il n'avait jamais entendu parler. Alors, du poing, il frappa vigoureusement. Tout de suite, on lui ouvrit...

Saint Pierre qui, comme tous les portiers de cabaret, parle anglais parfaitement, lui cria :
- Come on, boy!  Here, we're open 24 hours a day, seven days a week!
Surpris, Monk entra.

Saint Pierre, comme tous les cerbères de clubs privés, possède un grand livre avec le nom de chaque membre. Il demanda à Monk de décliner son identité. Comme à son habitude, Monk répondit :
- Humph... mlkdfnvkjmonklkjdniousphere.
Et Pierre fut incapable de trouver son nom dans le bouquin. C'est curieux, pensa-t-il, je ferais peut-être mieux d'appeler le patron... Dès que Dieu sut que Monk était arrivé, il descendit le grand escalier afin de l'accueillir. (Au Paradis, on est toujours prévenu de l'arrivée de Dieu à cause d'un petit bruit : Sa crosse crisse...).

Et quand il se déplace pour venir accueillir en personne celui qui arrive, c'est souvent bon signe : on sait que le nouvel arrivant fut un orfèvre en son métier, qu'il eut parfois raison seul contre tous, et qu'il a persévéré sans faille et sans compromis dans la voie qu'il a choisie. En règle générale, c'est souvent les artistes que Dieu vient ainsi accueillir. Allez savoir pourquoi ! Quant aux politiciens, je ne saurais vous dire, il n'y en a aucun en Paradis.

Mais Dieu n'est pas seulement tout ce que l'on suppose, il a aussi une très grande mémoire, au moins 200 Giga octets à ce que prétendent les mieux informés. Comme beaucoup de directeurs de multinationales, il parle un anglais approximatif par nécessité, avec un fort accent latin, mais, tout de suite, il se souvint :
- Tell me, son, didn't you begin playing gospels on the old harmoniums of black churches?
- Bye-Ya, maugréa Monk, but it was a long time ago, et il y a longtemps que je n'ai pas foutu les pieds dans une église... La seule chose en laquelle j'aie jamais cru, c'est la musique.
- Mais, fils, Je Suis musique... et puis, tu t'appelles Monk, non? Sans le savoir, tu es de la famille.

Et, tandis que le choeur des anges entonnait le fameux "Il est des nôtres", Dieu pensa : Nom de moi-même, dire qu'on a ici un orgue que plus personne n'utilise... je vais tout de suite le mettre au travail.
- Est-ce que vous joueriez pour nous?
- C'est hélas la seule chose que je sache vraiment faire, répondit Monk, mais avant je boirais bien un petit coup. Vous n'auriez pas un peu de whisky qui traîne?
- Bien sûr, fils!

Et Dieu, qui est magicien, fit apparaître un verre plein de whisky.
- My God, you've poured Four in One! but we'll Worry Later, I'll drink it Straight, No Chaser...
Et c'est alors que Monk découvrit que le verre se remplissait de lui-même au fur et à mesure que l'on buvait dedans... Il était aux anges et commençait à avoir une idée de ce que pouvait être le paradis offert à ceux qui, sans toujours le savoir, ont contribué de façon importante au vrai bonheur du monde. Alors, profitant de sa surprise, Dieu l'amena jusqu'à l'orgue.

C'était un orgue monumental, avec énormément de registres. Monk, qui n'avait d'expérience que celle des quelques tirettes qui servent aux harmoniums, trouva qu'il y en avait trop, et rapidement se mélangea les pédales.
- Won't you have a regular grand piano for me? demanda-t-il.
- We See, répondit Dieu, tout en se demandant où il pourrait trouver un piano à queue au paradis, car Là-Haut la notion de queue n'existe pas (c'est bon pour les damnés). Claquant ses doigts, Dieu fit alors apparaître un magnifique piano et comme Il est perfection, le piano aussi était parfait : d'un profond noir de jais, et accordé au La 440.

Monk commença à jouer et s'arrêta net.
- Dat's bullshit, déclara-t-il, je peux pas jouer là-dessus. Durant toutes ces années où j'ai dû gagner ma vie, on ne m'a jamais fourni un piano comme ça. Non, vraiment, ça n'est pas possible...
- If you want Something Else, you better Ask Me Now, répondit Dieu.
- Give me a GENUINE piano, insista Monk.

Dieu, qui est perfection, et qui trouvait le piano parfait, ne comprit pas tout de suite ce que Monk voulait. Alors, comme chaque fois qu'Il avait un problème de jazz, Il appela Rudy Van Gelder à la rescousse. Immédiatement, celui-ci sut quoi faire. Il alla quérir un désaccordeur de pianos, et pas n'importe lequel : celui qui, pendant tant d'années, avait présidé aux destinées des enregistrements de chez Riverside. Un pro... et en trois minutes, le piano était prêt. Monk s'assit de nouveau devant le clavier et déclara :
- mlkjd vnlkjhf...
Puis il commença à jouer Something in Blue.

Et Dieu fut complètement scié!

Bien sûr, Dieu est Harmonie, mais de telles harmonies, si belles, si profondes, si justes dans leurs déchirements, des accords qui n'existent qu'en fonction de ce qui les précède et de celui qui va les suivre, eh bien, Dieu lui-même n'en avait jamais entendu! Malgré lui, il ne pouvait s'empêcher de faire un parallèle avec un autre type qu'il avait également reçu et à qui il avait donné un coin de voûte céleste à repeindre : un certain Van Gogh... un hollandais arrivé en assez mauvais état et auquel il avait dû greffer immédiatement un foie et une oreille, un peintre dont les jaunes n'existaient qu'en fonction des bleus du ciel qui les jouxtaient. Même compréhension des choses, mais transposée... Il faudra que je les présente, pensa Dieu.

Mais déjà, sans s'en rendre compte, Il s'était laissé envoûter par la musique. Il s'assit par terre et écouta de toute son attention. Et plus Monk jouait et plus Dieu se disait :
- Ça, je le crois pas...
Eh bien, mon bon ami, quand c'est Dieu lui-même qui commence à ne plus croire, c'est la porte ouverte à tous les ennuis... Très vite, Il demanda à Monk :
- Son, do you give lessons?
- Only to Bud Powell!
- Écoute, fils : jusqu'ici, j'ai été gentil, mais franchement, tu commences à me courir. Garde tes caprices pour la Baronne, parce qu'en un clin d'oeil, je peux aussi faire disparaître le verre de whisky qui se remplit tout seul! Tu verras, je serai bon élève, et tu seras même surpris de la vitesse avec laquelle j'apprends...

Alors, pour conserver son verre, et uniquement pour ça, Monk laissa Dieu s'asseoir à sa gauche sur le tabouret et, uniquement par déférence, il Lui laissa faire la pompe, tout en êtant extrêmement surpris de l'acuité avec laquelle Dieu observait sa main droite... Quinze jours après, Dieu était capable de jouer seul sous l'oeil amusé de Monk qui Lui laissait tenir le piano de plus en plus souvent, et l'écoutait en sirotant son whisky. Il pensait en lui-même, sans trop se l'avouer : "pas si mal, pour un amateur!"

Puis, pris par on ne sait quelle envie, Dieu se mit à composer afin de renouveler le répertoire du paradis qui commençait à être passé de mode. Tous les vieux cantiques furent jetés aux orties et furent remplacés par les nouvelles compositions de Dieu : Between God And The Deep Blue Sea, Blue God, God Is Black In Town, I Surrender God, God's Monk, Monk's God, etc... Et c'est Orrin Goodnews qui est bien embêté! Lui, qui a la charge de rédiger les textes qui ornent l'arrière des pochettes de disques, il n'ose plus dire ce qu'il pense! Plusieurs fois déjà, il s'est surpris à couvrir de louanges des morceaux dont il avait l'intime conviction qu'ils étaient entièrement "pompés" sur vous-savez-qui...

Mais Dieu est tellement content... Il ne quitte plus le piano... et c'est peut-être là que le bât blesse : Il n'a plus du tout le temps de s'occuper du monde qu'il a créé, et le résultat est catastrophique : il n'y a qu'à ouvrir la télé pour s'en rendre compte! Ici, en bas, nous sommes plusieurs à faire nôtre le vieil adage qui proclame "chacun son métier et les hommes seront bien gardés". D'aucuns pensent qu'il serait peut-être temps que Dieu rende enfin son piano à Monk, pour un monde meilleur, et se remette à faire son propre boulot. Charbonnier est maître chez soi, mais, tout de même, c'est assez inquiétant.

Fred, je compte sur ta discrétion : je t'ai raconté tout cela parce que je te fais confiance. Très peu de personnes sont au courant de ce qui se passe vraiment, et si la nouvelle venait à se répandre, on ne peut prévoir ce qui pourrait se passer. Ici, nous ne pouvons qu'attendre et espérer que les choses s'arrangent.
Personnellement, je le souhaite de tout Monk'heur.

Chordially,
Jean.
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© Jean Merlin

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