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"Le beau n'est que le
premier degré du terrible"
Au mois d'avril 1949, se produit en Suisse un
événement passé jusqu'ici totalement inaperçu
: la Jazz-Revue d'Ivan Cantacuzène propose une étude sur
Thelonious Monk, dûe à J.-J. Finsterwald et J.-F. Zbinden.
Il s'agit du premier témoignage sur Monk émanant d'une revue
du Vieux-Continent, et les auteurs montrent bien dans leur article qu'ils
on écouté attentivement les disques publiés où
Monk est au piano, celui avec Hawkins, les six faces du Minton's, et les
premiers pressages Blue Note. Outre le fait que cet article atteste pour
la toute première fois du second prénom que s'attribue Monk,
sous la forme Sphers, il comporte une étude stylistique dont on
reprendra ici, en les complétant, les éléments.
"Son jeu est simple, son style sobre et dépouillé;
il utilise très peu les accords et concentre toute son attention
sur une main droite à style monodique. En dépit de sa hardiesse,
Monk utilise des structures harmoniques absolument logiques, des thèses
relativement simples et le système par tons entiers, cher à
Debussy, qu'il applique avec à-propos. (...) L'utilisation systématique
des harmoniques éloignées de la fondamentale amène
des trouvailles heureuses, souvent géniales, mais l'entraîne
parfois dans des impasses mélodiques. Grâce à ses
variations rythmiques, il réussit à s'y maintenir, en attendant
une porte de sortie qui n'est souvent qu'un retour opportun à un
style de piano plus traditionnel, comme c'est le cas dans Thelonious."
I. FORMATION ET INFLUENCES
Avant de passer en revue les éléments -mélodie, harmonie,
rythme- dont font état Finsterwald et Zbinden, tentons de reconstituer
ce que furent les années de formation de Monk et les éléments
qui lui ont permis de créer son style propre.
Vers 1924, l'usage voulait que les filles étudient le piano, et
les garçons, le violon ou la trompette, instruments considérés
comme plus virils. Sa mère, Barbara, inscrit donc Thelonious chez
un professeur de trompette, et ce sont les premières leçons,
assez rébarbatives. Dans la salle d'attente du professeur, il y
a un piano d'étude. Thelonious, attendant sa leçon, y tapote
un petit air de sa composition. Intrigué, le professeur convoque
Barbara, et lui conseille d'orienter le petit Thelonious vers le piano.
Celle-ci l'inscrit donc chez monsieur Wolf pour deux leçons par
semaine à soixante-quinze cents l'heure, et la musique devient
la seule passion du jeune garçon. "En fait, en ce qui me concerne,
je n'ai jamais eu besoin d'apprendre à jouer : il me semble que
j'ai toujours su lire les notes et les traduire en sons. Ma soeur aînée,
elle, a d'abord commencé par des leçons de solfège
et moi, je lisais par dessus son épaule. Lorsque j'ai pris des
leçons à mon tour, j'en savais suffisament pour pouvoir
me débrouiller tout seul. Je n'ai jamais eu besoin d'apprendre
à jouer, j'étais doué".(1)
C'est âgé d'à peine dix ans que Thelonious prend sérieusement
la décision de devenir musicien, et rien d'autre. Ce qui l'intéresse
vraiment, c'est la beauté des sons, pas la technique et il veut
jouer, tout de suite: en aucun cas il ne tient à s'embarrasser
d'autres considérations. À douze ans, le jeune garçon
se sent capable de tenir, le dimanche, le petit harmonium de la First
Baptist Church, l'église de son quartier où il accompagne
sa mère qui chante des cantiques. Il y fait montre d'une étonnante
facilité à créer d'instinct un contrechant (2).
Il faut dire qu'il est à bonne école avec ses camarades
de classe, il écoute sur leurs phonographes les derniers disques
78 tours à la mode : du jazz, surtout au piano, du ragtime,
du stride. Les rois de cette époque ont nom Fats Waller,
James P. Johnson, Duke Ellington et Art Tatum.
Thelonious s'amuse à reproduire note pour note leurs solos, sur
le petit piano familial, et y réussit fort bien, pour le plus grand
plaisir de Barbara. Pendant ce temps, monsieur Wolf s'obstine à
lui inculquer les bases du classique.
Littéralement emballée par tout ce qu'il fait, et sachant
qu'il veut devenir musicien, Barbara le pousse dans cette voie. "Elle
n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir autre chose qu'un
pianiste de jazz" confiera-t-il plus tard à Valerie Wilmer
(3). Monk grandit "sans
père" celui-ci est retourné dans le sud pour
y soigner une maladie grave alors que Thelonious n'avait pas six ans,
mais certainement pas sans mère. "Elle était de mon
côté. Si je voulais devenir musicien professionnel, elle
était tout à fait d'accord".
Peu à peu, très naturellement, il se met à jouer
à la perfection tous les airs à la mode, et compose avec
beaucoup d'aisance des thèmes qu'il improvise sans toutefois les
confier au papier. "J'étais tellement fatigué des accords
entiers de la musique religieuse que j'avais besoin d'entendre autre chose.
C'est pourquoi j'inventais de nouvelles mélodies avec des accords
inédits, sur des rythmes qui me venaient librement, sans y penser...".(4)
Eglise et classique, Thelonious ne sait pas si cela l'a aidé ou
au contraire... C'est lui-même qui demandera à sa mère
de mettre fin à ces coûteuses et inutiles leçons.
"J'ai appris, avec ce professeur, les accords et le doigté,
et je considère ces bases comme nécessaires, naturellement,
mais suffisantes".(5)
Plus tard, entre 17 et 19 ans, ce qui est encore très jeune pour
ce genre de travail, il fait partie d'une de ces troupes de gospel itinérantes
comme il y en avait tant à l'époque (6).
En cette compagnie, il va sillonner de long en large les Etats-Unis. Menée
tambour battant par une étonnante prédicatrice-guérisseuse,
la petite troupe porte la bonne parole, et probablement aussi quelques
potions miracle, partout où cela est possible, à travers
le Texas, l'Arkansas ou l'Oklahoma. "La musique que nous jouions
se situait entre le Rock and Roll et le Rhythm and Blues. L'évangéliste
faisait des sermons, elle chantait, et nous, nous étions quatre
à l'accompagner : un trompettiste, un saxophoniste, un batteur
et moi-même. Nous nous sommes produits partout, dans les grandes
églises comme dans les plus petites. Les fidèles reprenaient
en choeur les paroles de la prédicatrice et, quant à nous,
nous mettions beaucoup d'ardeur à l'accompagner."
Il n'est évidemment pas question de répondre à la
place de Thelonious pour savoir si ses "exercices spirituels",
d'abord à l'Église Baptiste de sa mère puis en tournée
l'ont formé, aidé ou déformé et handicapé.
Ce qui est certain, c'est que de très nombreux musiciens de jazz
parmi les plus grand font état de l'influence déterminante
pour eux de ces années de formation au sein des communautés
religieuses : travail régulier et assidu de l'instrument, apprentissage
des thèmes, éducation de l'oreille, mise en place de l'accompagnement,
improvisation au long cours aux moments d'extase, habitude de se rattraper
sans laisser apparaître les fautes inévitables, jonglage
avec les répons, développement d'un swing sans faille, maîtrise
et dépassement progressif des procédés. Sur
le plan du style, cette éducation à l'église donne
souvent naissance à des cellules rythmiques et harmoniques qui
se retrouvent dans le style funky. Tous ces éléments ne
se laisseront pas oublier par Monk et on les retrouvera dans son jeu à
chaque étape de sa vie active, jusqu'à la fin.
En dépit de son bref passage à Juilliard, qui n'est d'ailleurs
pas attesté, il semble que Thelonious Monk connaissait assez peu
la tradition européenne (à moins qu'il ne s'agisse encore
ici de l'un de ses fameux masques). La "grande musique" subit
en effet avec Monk un sort funeste. Lorsque Pearl Gonzales lui demande,
en 1971, si un compositeur classique l'a particulièrement marqué,
il répond, l'oeil lointain : "Je ne vois pas de quoi vous
voulez parler..." La journaliste insiste : " Mais si, vous savez
bien, des musiciens comme Bach ou Beethoven, par exemple..."
- Oui, maintenant je vois ce que vous voulez dire : Rachmaninoff, Stravinsky,
des gars comme ça...
Puis, dans un grand éclat de rire :
- Ne mettez surtout pas ça dans votre article, j'ai cité
ces noms au hasard, simplement parce que vous avez une magnifique veste
rouge!(7)
Il ajoute : "Mais les musiciens de jazz m'ont influencé. Tout
le monde est influencé par n'importe qui mais on ne fait sien que
ce qu'on ressent. Je n'ai jamais copié personne, juste joué
de la musique."
II. MELODIE
Thelonious is melodious. Cette phrase de Nellie Monk a été
reprise par de nombreux commentateurs. Pour qu'il soit plus aisé
de s'y retrouver, divisons la thématique monkienne en ses diverses
composantes.
Les blues en 12 mesures en forment le contingent le plus classique,
très ancrés qu'ils sont dans la tradition, mais avec une
ligne mélodique toujours immédiatement reconnaissable. Bien
sûr, tous ne sont pas aussi originaux que Misterioso, Bolivar blues,
Straight No Chaser ou Blue Monk mais, pour chacun, on ne dit pas : "C'est
un blues", on dit : "c'est un blues de Monk" ou encore
: "un thème de Monk sur une grille de blues".
Les thèmes-riff sont une spécialité du grand
Thelonious. Non pas qu'il ait inventé le procédé
du riff, mais il l'utilise d'emblée pour donner naissance à
un thème vecteur d'une improvisation dont il est toujours surprenant
de constater la vivacité, la variété à partir
de quelques notes répétées. Leur pouvoir émancipateur
réside surtout dans les formules rythmiques employées. Tel
est le cas de Bye-Ya, Shuffle Boil, North Of The Sunset, Monk's Point,
Monk's Dream, Nutty, Oska T, Green Chimneys... Blue Hawk, quant à
lui, réunit les deux caractéristiques du riff et du blues.
Lorsque le riff dure plus d'une mesure, réalisant une ritournelle
renouvelée ad infinitum, on parle de leitmotiv, commedans
Bemsha Swing, Friday The 13th, Little Rootie Tootie, Locomotive, Raise
Four, Brake's Sake. Ce qui domine alors et donne l'impulsion improvisatrice,
c'est l'association rythme-harmonie, avec une légère prépondérance
de cette dernière.
À l'inverse, le thème peut être réduit à
la seule répétition d'une seule note. C'est le cas avec
le célèbre Thelonious et on retrouve ce procédé
dans une pièce plus tardive: Green Chimneys. Ne croyons surtout
pas à la simplicité ou, pire encore, à l'absence
d'élaboration. Il s'agit en fait d'une mélodie de timbres
ou mélodie harmonique. Dans ce cas, la note répétée
voit sa place -et donc sa fonction dans l'accord qui l'accompagne, l'enrobe,
l'enserre-varier.
Les pièces descriptives ou d'atmosphère sont parmi
les plus belles compositions de Monk et donc à juste titre les
plus connues. C'est le cas de chefs-d'oeuvre tels que 'Round Midnight,
Crepuscule With Nellie, Ruby My Dear (alias Manhattan Moods), Pannonica,
Ask Me Now, Reflections, Monk's Mood (alias Feeling This Way Now), Introspection...
ballades aux harmonies riches, à la ligne mélodique à
la fois évidente et puissante sans jamais de complaisance envers
le joli.
Les thèmes "abstraits" s'opposent aux précédents
par leur tempo plus rapide (excepté Brilliant Corners pour moitié),
l'absence de toute velléité descriptive comme en témoigne
le titre Humph par exemple. Humph et Skippy rivalisent en virtuosité
dans l'usage des tritons mais c'est Who Knows qui l'emporte par la complexité
de sa mélodie enchevêtrée et la perfection atteinte
dans l'adéquation de cette mélodie avec les accords.
Ces pièces sont sans doute les plus proches de l'esthétique
bop "classique" et, pour la plupart, sont fidèle au schéma
AABA classique de 32 mesures : Eronel, Criss-Cross qui est probablement
le chef-d'oeuvre de Monk dans cette catégorie, 52nd Street Theme,
Four In One, Hackensack, Hornin' In, I Mean You, Let's Cool One, Trinkle
Tinkle, Rhythm-a-ning...
Quelques uns s'en éloignent peu ou prou : Boo Boo's Birthday (21
mesures), Brake's Sake (36 mesures), Coming On The Hudson (19 mesures),
Epistrophy (ABBACD) dont par ailleurs le titre initial, Iambic Pentameter
indique assez le caractère non standard, Played Twice (16 AA'BA"
2 fois). D'autres privilégient l'aspect rythmique, à telle
enseigne que l'amateur qui tente de les fredonner en même temps
qu'il les écoute tombera immanquablement à côté.
Evidence est de ceux-là : la parcimonie de son écriture
(une note par mesure) est amplement compensée par la complexité
de la mise en place, laquelle engendre une tension d'autant plus insupportable
qu'elle ne se "résoud pas en une ligne mélodique simple".(8)
Les standards ont servi de trame harmonique et de base mélodique
à Thelonious Monk, tout comme à Charlie Parker, Dizzy Gillespie
et bien d'autres. C'est le cas de Suburban Eyes (All God's Chillun Got
Rhythm), Bright Mississippi (Sweet Georgia Brown), In Walked Bud (Blue
Skies), Evidence (Just You, Just Me). Dans tous les cas, la mélodie
de Monk se distingue de l'originale par sa plus grande simplicité,
moins de joliesse mais plus, beaucoup plus d'efficacité.
On voit par là que les mélodies de Monk ne sont pas tirées
du sac unique d'un seul procédé indéfiniment répété
mais qu'elles répondent à des nécessités compositionnelles,
harmoniques, rythmiques variées et, pour tout dire, à une
constante recherche de renouvellement sans que jamais le compositeur ne
renie rien de ce qui fait sa spécificité.
III. HARMONIE
On peut envisager les questions harmoniques sur deux plans. D'une part,
un plan statique ou vertical (paradigmatique si l'on veut) que nous nommerons
harmonisation, d'autre part un plan dynamique ou horizontal (syntagmatique)
qui sera le domaine des progressions harmoniques.
a) Harmonisation
Lorsque Monk abandonne la prédicatrice avec laquelle il avait vu
du pays pendant deux ans, il rassemble quelques copains et fonde sans
complexe le Thelonious Monk Quartet. Avec une petite formation de ce genre
-et ce n'aurait pas été le cas s'il avait tenu le clavier
d'un grand orchestre-, Monk pouvait enfin traiter le piano comme il l'entendait.
En fait, ce groupe réduit et peu exigeant lui a surtout permis
d'expérimenter ses idées sans encourir des critiques excessives
autant que précocement stérilisantes : dispositions différentes
des notes au sein des accords, ce que l'on appelle les voicings
: "Les orchestres ne me font jamais sortir de moi-même. Je
voulais jouer mes propres accords; je voulais inventer et innover dans
de petits boulots" dit-il à George Simon.(9)
C'est l'harmonisation qui conditionne la forme propre des accords pris
isolément. En elle, règnent ensemble l'appauvrissement et
l'enrichissement : Appauvrissement -très relatif- dans la
mesure où Monk ne joue jamais toutes les notes d'un accord, et
en tout cas certainement pas dans sa forme basique : tonique, tierce,
dominante (premier, troisième et cinquième degré
de la gamme). Il n'en a pas besoin, tant est grande sa science des voicings,
disposition et répartition des notes entre la main droite et la
main gauche. C'est ainsi qu'il peut parvenir à donner un sentiment
mineur à un accord où manque la tierce mineure. John Coltrane
en témoigne : "Un tas de gens nous demandait comment on faisait
pour retenir tout ce matériel, mais on n'en retenait pas tant que
ça. Rien que les harmonies de base et chacun tirait son épingle
du jeu. Monk fait toujours des trucs derrière qui sonnent tellement
mystérieux, mais qui ne le sont pas quand vous savez ce qu'il fait.
Rien que des vérités simples : il peut prendre un accord
mineur et en ôter la tierce ; pourtant quand il joue la chose, ce
sera juste au bon endroit et harmonisé de telle façon que
l'on ressente l'accord mineur mais ce n'est plus un accord mineur".(10)
Enrichissement au contraire qui sera le fait de l'harmonie éclatée
par utilisation des harmoniques lointaines provenant de la résonance
des cordes vibrantes. C'est alors que l'on verra apparaître des
neuvièmes, onzièmes, voire treizièmes majeures, mineures
ou augmentées et coexister des degrés voisins d'un demi
ton à intervalle d'une ou plusieurs octaves, frottements qui servent
probablement de meilleure approximation à la solution du problème
posé par les blue notes aux instruments tempérés.
Il faut remarquer une coïncidence fort opportune entre les progrès
de l'harmonie moderne dans le piano-jazz et la technique -d'aucuns diront
l'absence de technique- pianistique de Monk : cette technique qui ne se
refuse pas à la production simultanée d'une tierce majeure
et d'une tierce mineure à l'octave (intervalle de 10ème),
d'intervalles de seconde ou seconde mineure (accords de 9ème juste
ou bémol), d'accords de septième majeure... Si l'on y ajoute
la quinte bémolisée, le style harmonique du piano bop est
né! Dizzy Gillespie raconte (11)
ce qu'il a appris de Monk : "...par exemple l'accord de sixième
mineur avec la sixte à la basse..." On voit ici qu'il y a
mieux et plus que cette simple trouvaille dans l'apport monkien.
Parfois, l'association des deux procédés d'appauvrissement
et d'enrichissement aboutit à une sorte d'indécidabilité
concernant l'accord qu'il n'est plus possible de décrire selon
le chiffrage harmonique traditionnel dans le jazz. Il faut alors détailler
chaque note de l'accord et déclarer positivement son origine monkienne.
Philippe Baudoin a bien analysé cette particularité (12)
: "Exemple Off Minor, mesures 6. Dans le meilleur recueil
de transcriptions de Monk actuellement disponible (13),
le chiffrage indique : Bb7b5. Ce chiffrage est employé faute de
mieux mais ne rend pas compte des notes manquantes et en oublie d'autres.
On retrouve l'accord de Straight No Chaser : Bb7 plus une neuvième
mineure, sans quinte ni tierce, mais avec en plus une onzième augmentée.
Il faudrait donc chiffrer cet accord Bb7b9#11omit 3 pour en avoir une
idée à peu près exacte..." Baudoin se livre
dans son article à une analyse précise et passionnante d'une
grande subtilité qu'il serait oiseux de reproduire ici mais qui
demeure indispensable à qui s'intéresse à la musique
de Monk.
b) Progression harmonique
Le plan dynamique oriente la séquence des accords successifs, régissant
la progression harmonique. À l'analyse des formules qui
sous-tendent les compositions de Monk, on ne doit pas se laisser abuser
par la fréquente utilisation du procédé le plus traditionnel
du jazz, le fameux II, V, I. Baudoin poursuit : "En do, cela donne
Dm7, G7, C. Par exemple, les huit premières mesures de Ruby My
Dear voient se succéder II, V, I dans trois tons différents
: en mi bémol, fa et la bémol. Monk cependant se joue souvent
de cette formule trop banale en la rehaussant (dans tous les sens du terme)
par la substitution de l'accord de tonique I par le même type d'accord
monté d'un demi-ton : IIb7M; exemple en do : Dm7, G7 Db7M. L'effet
est euphorisant et l'accord est suspendu en l'air sans jamais être
résolu. Plusieurs compositions se terminent comme cela: Monk's
Mood, Pannonica et Bemsha Swing dans lequel la fin est amenée différemment."
De même que la structure des accords inventés par Monk conduit
à se poser des questions sur la possibilité de les chiffrer
et de les faire entrer dans un cadre connu, certaines séquences
d'accords ne peuvent plus être suivies et repérées
comme appartenant à un système tonal régi par des
règles strictes. C'est le domaine où Monk frise l'atonalité
et parfois la franchit, comme dans Introspection, ou bien plonge en plein
dedans comme avec Epistrophy, ce qui n'empêche que l'on sente très
bien la logique des suites d'accords dont le côté répétitif
évite sans doute que l'on se sente trop dépaysé.
IV. RYTHME
Poursuivons la lecture des textes initiatiques de la saga monkienne par
les commentaires de N. Remy sur ces thèmes qu'ils viennent compléter
: "Les découvertes harmoniques et rythmiques que Monk fit
il y aura bientôt quinze ans ont été en partie assimilées
et l'on peut dire même qu'aujourd'hui elles sont standardisées.
Mais, sous les doigts de Monk, elles restent neuves. Car Thelonious utilise
des renversements originaux et rythmiquement surtout il est nettement
resté le musicien le plus audacieux. En effet ses phrases sont
truffées des accentuations les plus inusitées et les plus
inattendues. C'est sans doute par cela que son jeu rayonne si intensément."
Il y a chez Monk une polyrythmie qui est parfaitement sensible dans de
nombreux thèmes. Pourquoi ne pas considérer en effet une
pièce comme Evidence formée non d'un rythme exotique multipliant
les chausse-trapes mais plutôt de la superposition de plusieurs
rythmes différents dont la somme ou la soustraction deviennent
dès lors parfaitement intelligibles?
Cette polyrythmie est surtout sensible quand on le voit au piano : c'est
alors que l'on se rend compte que les quatre membres ont une vie indépendante,
le torse aussi qui se tord comme pour forcer la blue note, la tête
dodelinante et le regard tourné vers l'intérieur...
V. TECHNIQUE
Contrairement aux pianistes qui ont appris à jouer du piano
de façon traditionnelle, Thelonious n'a jamais attaqué les
touches d'ivoire avec les doigts en crochet, c'est-à-dire avec
l'extrémité de la dernière phalange. Il a toujours
posé ses doigts "à plat", dans toute leur longueur,
parallèlement au clavier. Chose curieuse, Bill Evans déclare
avoir évolué exactement de la même manière
: "Plus jeune, je jouais les doigts à plat... les doigts repliés
permettent une économie de moyens...".(14)
Herbie Nichols dit encore de Thelonious : "Ce type est l'auteur des
mélodies les plus étranges sur le plan rythmique que j'aie
jamais entendues. Elles sont aussi très intéressantes. Mais
je dois dire que c'est lui que je choisirais parmi tous les pianistes
pour jouer un boston (15).
Son sens de ce qui sonne est incroyable. Cependant, quand il prend un
solo, il semble être sujet à certaines limitations harmoniques
qui l'empêchent de prendre place aux côtés d'Art [Tatum]
et de Teddy [Wilson]. Il s'enferre dans un labyrinthe aussi loin qu'il
le peut sans jamais se montrer capable d'en sortir." Et Remy ajoute
: "Il n'a évidemment pas une technique à la mesure
de son talent. Il avoue lui-même qu'il est trop paresseux pour travailler
son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car, nanti d'une
articulation classique, Monk n'aurait sans doute pas eu cette manière
indescriptible de frapper la note".(16)
Mais Johnny Griffin module cette appréciation trop rapide : "Un
jour, j'étais chez lui, il m'a regardé et a dit : "Tu
sais, je peux jouer comme Tatum." Je lui ai répondu : "Arrête,
Thelonious, tu me fais marcher." Alors il s'est assis au piano et
a joué un trait rapide comme Art Tatum, je ne pouvais pas y croire.
Puis il m'a dit : "C'est pas moi, ça; regarde, je prends deux
notes ici trois notes là..." Il a rejoué le même
trait et, là, c'était du Monk."
Oscar Peterson livre (17)
ses sentiments pour le moins mitigés sur Monk: "Je pense que
c'est un compositeur merveilleux mais je ne suis pas un de ses fans, pianistiquement
parlant." Ce qui n'est pas pour surprendre, quand on compare son
style à celui de Monk. Le problème, et il en sera de même
pour tous les bons ou très bons pianistes qui ont peu ou prou critiqué
le style si personnel de Thelonious et sa prétendue incapacité
à jouer comme il faut, c'est qu'un style si parfait ne véhicule
aucune émotion particulière et ne laisse quasiment pas de
trace mnésique.
De l'avis de l'intéressé lui-même, il y a peut-être
quand même un certain manque de ce côté : "...
Bien souvent je pense à des phrases musicales que je ne peux pas
reproduire sur le piano. Si réellement la technique c'est cela,
alors je manque vraiment de technique. Disons plutôt que j'ai ma
propre technique... Mais là encore j'évolue. Je pense être
meilleur aujourd'hui que lors de mes débuts, parce que je me suis
assis dans mon style et que j'y ai mes habitudes".(18)
VI. SONORITE
Mélodie, harmonie, rythme, technique. N'oublions pas la sonorité,
cette sonorité si particulière qui ne saurait être
indépendante des éléments précédents.
N. Remy est le premier à en faire état en 1954, préparant
par son article la venue de Monk au Festival de Paris : "Teddy Wilson
ne parle pas de la sonorité de Thelonious sur laquelle nous devons
insister tellement elle est belle. C'est assurément l'une des plus
émouvantes, particulièrement à l'audition directe,
car la majorité des disques la rendent mal."
Il faut dire ici à quel point la sonorité monkienne est
liée, non seulement à la technique pianistique proprement
dite, celle des mains sur le clavier, mais aussi à des éléments
de la gestuelle qui saisit l'ensemble de l'anatomie du pianiste : ce sont
des facteurs aussi imprécis que des mouvements d'épaule,
l'appui des bras qui font se soulever de son siège le forçat
du clavier, des torsions de tout le corps, comme si la tension musculaire
pouvait se transmettre aux éléments mécaniques du
piano et aux cordes vibrantes, leur permettant, par une subtile modification
de leur tension, de donner naissance à ces blue notes tellement
spécifiques du jazz.
Indissociable de la gestuelle monkienne, l'utilisation des clusters a
beaucoup surpris ceux qui voyaient Monk sur scène pour la première
fois. Jamais ils n'auraient pu imaginer que ces ponctuations si parfaitement
en place, ces accords si complexes mais si beaux pussent être produits
par un quintal de pianiste quasi allongé sur le clavier, enfonçant
rigoureusement toutes les notes comprises entre le coude et le bout des
doigts. Et pourtant, ce qui ailleurs serait qualifié de bruit qui
casse les oreilles accède, par la vertu de quelque mystérieuse
transmutation alchimique, au statut de nappe de sons percussifs parfaitement
intégrés au cours normal d'une interprétation!
Plus subtil est, dans l'ordre de la technique pianistique, le procédé
de l'accacciature encore appelé distillation de l'accord : Monk
plaque son accord et le laisse résonner. Il soulève un par
un ses doigts du clavier et ainsi l'accord se trouve réduit à
sa plus simple expression, une note unique, entourée de la résonnance
des autres qui s'éteint. Ce tour de force n'est, ne peut être,
que le résultat d'un travail acharné sur le son, le sound,
fascination de toujours de Monk que l'on pouvait voir la nuit près
de chez lui, essayer la résonance des réverbères...
VII. STYLE
Il est possible de relever chez de nombreux commentateurs de l'oeuvre
monkien une assertion fréquente qui fait appartenir Thelonious
Monk au registre stylistique du bebop. Nous nous appuierons sur plusieurs
textes pour montrer le contresens alors opéré.
En avril 1948, Orrin Keepnews avait fait paraître une grande étude,
sensible et documentée, sur Monk (19).
Pour lui, et c'est le titre de son article, la musique de Monk est le
premier indice de la légitimité du be-bop (20),
ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il assimile purement et simplement
le style de Monk au bebop.
"Un jeune pianiste new yorkais de 30 ans a gravé quelques
faces qui contiennent une musique plus intéressante et digne d'une
écoute plus attentive que n'en mérite n'importe quelle autre
musique produite par un moderniste. Monk, qui est depuis longtemps une
figure légendaire bien que peu connue dans les cercles be-bop,
joue dans un style qui a superficiellement un indiscutable air de famille
avec le bop standard. Il semble évident cependant que sa musique
représente un considérable pas en avant dans la direction
de la cohérence et de la discipline de cette nouvelle forme de
jazz... Un piano qui remplit sa fonction dans un orchestre est chose plutôt
rare, mais le style fortement rythmique de Monk, superbement intégré
avec son bassiste Eugene Ramey et la pulsation régulière,
puissante et complexe d'Art Blakey, est du pur piano."
"Monk deviendra-t'il un grand, sa musique est-elle réellement
aussi loin des sentiers battus du be-bop que je le crois, ce sont des
choses que seul le temps et la poursuite de sa carrière pourront
montrer. Mais, pour l'instant, on peut déjà affirmer que
Monk est un musicien talentueux, à l'imagination fertile et au
ferme sens rythmique."
Sur ce plan de l'analyse stylistique, Finsterwald et Zbinden constatent
qu'il existe : "...une arythmie plus marquée que chez n'importe
quel autre pianiste... une recherche de l'inattendu chère au style
bebop, poussée chez lui à l'extrême... Monk paraît
éprouver un plaisir raffiné à hésiter tant
sur le rythme que sur l'harmonie, il se dégage de ses solos une
impression maladive."
L'intéressé lui-même déclare sans ambages à
George Simon (21) en
1948 qu'il ne pense pas qu'il joue du bebop, au moins pas de la façon
dont on le joue. "Le mien est plus original," dit-il, "ils
jouent surtout des trucs qui sont basés sur des accords empruntés
à d'autres pièces, comme le blues et I Got Rhythm. J'aime
que le morceau tout entier, mélodie et harmonie soit différent.
Je fabrique moi-même mes propres accords et mes mélodies."
"Le caractère puissamment concret du jeu de Monk représente
surtout peut-être une tentative unique en jazz pour interrompre
le mouvement d'amplification lyrique qui porte cette musique d'Armstrong
à Coltrane et -avec les moyens du jazz même- lui substituer
une poétique dont les structures incluent l'immobilité et
le silence" (22).
Si Jacques Réda s'exprime ainsi, c'est qu'il est porté par
le texte d'André Hodeir écrit en 1959, qui décèle
chez l'improvisateur, "sur la base nouvelle de la discontinuité,
une reconstitution de la trame polyphonique autrefois en honneur dans
le jazz". Il ajoute enfin le coup de grâce à ce problème
du style chez Monk : "André Hodeir situait dans sa vraie perspective
une excentricité sans modèle et sans descendance qui déborde
les cadres de la seule et transitoire esthétique bebop".
VIII. SILENCE
Jacques Réda a encore à dire sur ce sujet : "Symbolisés,
parfois avec excès, par la fameuse séance du 24 décembre
1954 avec Miles, ces silences monkiens ont malheureusement pris une extension
imprévisible : malade depuis une dizaine d'années, Monk
n'a plus que très occasionnellement gravi les degrés d'ivoire
et d'ébène de son intrigant château d'harmonies"
(23). Lucien Malson
poursuit : "L'exploitation du silence comme agent d'expression chez
Parker et chez Monk évoque, vaguement, les démarches d'un
Debussy ou d'un Webern".(24)
Si un silence de Mozart c'est encore du Mozart a-t-on pu écrire,
combien plus encore un silence de Monk est-il du Monk! Mais soyons clair
: ce que l'on considère comme LE silence monkien n'existe pas.
Pour nous, ce qui existe et qui est perçu comme silence, c'est
le contraste entre un jeu dépouillé qui n'éprouve
nullement le besoin du remplissage, du colmatage de tous les trous du
continuum sonore et le jeu des virtuoses dont on pourrait presque supposer
que l'unique but est de placer le maximum de notes par unité de
temps! Les étudiants ont l'habitude d'un vieux paradoxe : le plein
de vide ; voilà qu'il renaît. Monk n'est évidemment
pas silencieux au piano ou alors, s'il fait silence, c'est qu'il dort
ou qu'il danse.
CODA
Monk a donc été marqué par les influences les plus
variées à New York, la ville dont il respire la pulsation,
aussi sûrement que Louis Armstrong a été marqué
par La Nouvelle-Orléans. La ville est présente dans tout
ce qu'il a écrit et joué : stridence et ambition, nostalgie
et provocation, influence de l'église, des grands orchestres, des
mélodies de Tin Pan Alley, du stride de Harlem et du modernisme
qu'il a contribué, plus que d'autres sans doute, à créer.
Résumons-nous : D'un côté, Thelonious Monk et son
esthétique du presque, du non-rempli, du discontinu, du pensé,
du non-automatique. Ce qui donne naissance aux qualificatifs de bizarre,
déglingué, taré. De l'autre, eh bien... beaucoup
d'autres, presque tous les autres.
Aucun doute, Monk n'est pas un pianiste Bop. En tout cas, il n'est certainement
pas seulement un pianiste Bop comme ont pu l'être Bud Powell, Dodo
Marmarosa, George Wallington, Clyde Hart, Al Haig... Certes, il est l'inventeur,
le grand découvreur des harmonies qui servent de fondation à
leur jeu, certes il est l'auteur d'une oeuvre importante de quelque 75
compositions et d'une multitude d'interprétations, d'influences
proches ou lointaines, certes... mais tout ceci ne serait encore pas grand
chose à côté de la leçon qu'il donne d'une
approche fondamentalement décalée du piano, d'un mode de
vie totalement original, d'une attitude face à l'existence sans
compromis, totalement ancrée dans la musique et bien au-delà
d'elle.
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© Jacques Ponzio
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(1) F.Postif.
Jazz Hot mars 1963
(2) Ebony mai 1959
(3) V.Wilmer. Monk on Monk. Down
Beat. 3 juin 1965
(4) N.Remy. Jazz Hot n° 88
mai 1954
(5) N.Remy (op.cit.)
(6) P.Gonzales. Monk talk. Down
Beat n° 197 28 oct. 1971
(7) P.Gonzales (op.cit.)
(8) I.Carr. Monk in perspective.
Jazz Journal février 1967
(9) G.Simon. Metronome avril 1948
(10) J.Goldberg. Jazz Masters
Of The Fifties. DaCapo 1983
(11) D.Gillespie. To be or not
to bop
(12) P.Baudoin. Le Jazzophone
4eTri. 1982 n°13
(13) Jazz Masters. Thelonious
Monk. Wise Publications 1977
(14) F.Postif interview John Coltrane.
Jazz Hot janvier 1962 n° 172
(15) mode particulier d'accompagnement
alliant le stride à un tempo de valse lente
(16) N. Remy. Jazz Hot n°88
mai 1954
(17) Down Beat fin avril 1959
(18) F.Postif. Jazz Hot mars 1963
(19) O.Keepnews. Record Changer
Avril 1948
(20) sic!
(21) G.Simon. Simon says Sights
and Sounds of the Swing Era. Galahad books NYC. 1971
(22) J.Réda. Anthologie
des musiciens de jazz. Stock-musique. 1981
(23) J.Réda. (op.cit.)
(24) L. Malson. Des musiques de
jazz. Parenthèses. Marseille 1983
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