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MONK COMPOSITEUR
© Philippe Baudoin - Jazzophone - 4ème trimestre 1982

 

 


Je voudrais remercier sincèrement les personnes suivantes qui m'ont donné une portion de leur temps et de leur savoir pour m'aider dans mon travail : Jef Gilson et Jacques Schneck qui se sont prétés au supplice de la question magnétophonisée, Henri Renaud pour sa patience au téléphone et Daniel Huck pour sa discothèque qui m'est ouverte à toute heure du jour et de la nuit (ou presque).

M'ont aussi beaucoup stimulé les articles consacrés à Monk dans Jazz Hot n°393 de mars 1982, et surtout l'excellent numéro spécial de "Keyboard Magazine" de Juillet 1982 dans lequel figure une analyse du style de Monk pianiste, par Ran Blake.

La discographie de Monk par Michel Ruppli, parue dans Jazz Hot n°331 d'octobre 1976 a été la base de mes recherches.

STRUCTURE DES THEMES

Avec seulement 62 compositions connues et enregistrées (voir plus loin la liste détaillée), Monk peut être cependant considéré comme un des plus grands compositeurs du vingtième siècle, toutes musiques confondues et certainement l'un des plus originaux.

L'originalité de Monk ne se situe pas sur le plan purement formel et structurel. En effet, sur 62 compositions dont 9 blues, une quarantaine empruntent la structure habituelle de 32 mesures et 26 le conventionnel 32 AABA. Par contre, l'agencement mélodique, harmonique et rythmique usuel est dynamité de l'intérieur, créant ainsi, un faux chaos/K.O. entièrement maîtrisé.

Pour essayer d'éclairer en transparence quelques pans du mystère Monk -une grande partie restant opaque et magique, dieux merci!- nous allons diviser la sacro-sainte trinité : Mélodie, Harmonie, Rythme. Bien sûr ces trois éléments, ainsi que le traitement personnel de ces éléments, s'interpénètrent profondément chez Monk. Mais pour comprendre il nous faut essayer de les séparer arbitrairement.

L'ASPECT MELODIQUE
"Thelonious is melodious". La beauté mélodique chez Monk se retrouve avec plus d'évidence dans ses ballades. Contrairement à la plupart des compositeurs be-bop, Monk est un grand inspiré du tempo lent. Il n'a composé que huit slows mais ce sont tous des chefs-d'oeuvres : Ask me now, Crepuscule with Nellie, Light Blue, Monk's Mood, Pannonica, Reflections, Ruby My Dear, Round Midnight.

Les mélodies de Monk, qui paraissent à juste titre inséparable de son interprétation harmonique et rythmique pourraient cependant être dénaturées par des accords standardisés, des violons hollywoodiens sur lesquels se grefferaient des paroles niaises sussurées par un crooner style Dean Martin, sans que ces mélodies perdent leur force et leur charme. (Après avoir bu préalablement au moins trois bourbons, essayez d'imaginer ce traitement infligé à Ask me now ou Reflections : ça pourrait faire deux "tubes" de plus dans les juke-box du Texas). Ne poussez pas de hauts cris, Round Midnight a déjà subi maintes fois ce châtiment, et cette diabolique aberration de l'esprit n'était destinée qu'à vous faire prendre conscience de la force mélodique chez Monk, mais vous en étiez déjà convaincu.

Cette force mélodique qui se dégage des thèmes de Monk quand lui-même les interprète est toujours totalement exempte des connotations mièvres ou emphatiques qui se rattachent si souvent au mot "mélodie" avec aussi l'élégance et le bon goût. Le côté chantant évident des ballades de Monk est toujours à la fois perverti et dynamisé par des dissonnances, des frottements grâce auxquels le gant de velours se fait gant de crin : par exemple, toutes ces secondes mineures ou majeures "choquantes" et parfaitement calculées qui arasent sans cesse la mélodie et qui, n'en déplaisent à certains, ne sont aucunement des erreurs, mais une sorte de produit "anti-rouille" distillé goutte à goutte entre le chant et l'harmonie.

Dans la transcription de notre thème-référence : Crepuscule with Nellie, nous trouvons cinq fois aux mesures 1 et 3 ces fameuses secondes mineures intercalées sous la mélodie (petites notes barrées qui sont en fait un peu plus longues dans le temps). Et comment par exemple exposer le thème de "Four in one" sans jouer à la mesure 2 ce Réb d'une importance capitale (voir fig.1). Voir aussi, le côté envoutant crée par cette seconde majeure se répétant deux fois par mesures pendant huit mesures dans "Locomotive" (fig.2).

Four in One Locomotive

L'élément mélodique/chantant se retrouve évidemment ailleurs que dans ses ballades, dans un thème comme "Eronel" par exemple.

L'ASPECT HARMONIQUE

Citons Hall Overton, pianiste, compositeur, professeur et auteur des excellents arrangements de "Monk at Town Hall" en 1959 : "Monk a une approche sélective du son. En un sens il s'abstrait de l'harmonisation complète. Ce n'est pas qu'il ne la connait pas -il me l'a jouée- mais il sait parfaitement ce qu'il veut au point de vue du son, aussi son harmonisation est-elle réduite à sa plus simple expression. Elle n'est pas primitive, elle est hautement sophistiquée".

Si Monk réduit le plus souvent l'harmonisation à son plus simple dénominateur, nous pouvons ajouter qu'il ne fait pas toujours les deux ou trois notes de base que l'on attend généralement.

Prenons un exemple fameux : le premier accord de main gauche dans "Straight no chaser", blues en sib, est à ce sujet significatif : examinons tout d'abord les différentes possibilités conventionnelles d'harmoniser ce premier accord en sib7 :

1) A la façon des pianistes des années 1930/40 : accord ouvert comprenant à partir du bas : Fondamentale, 5te, 7ème et 3ce passée à l'octave supérieure (10ème) (voir fig.3)

2) A la façon des pianistes "modernes" du début des années 1950 : la fondamentale sib est supprimée et laissée au contrebassiste, ainsi que la quinte; s'offrent deux solutions :
  a) jouer le triton (3ce et 7ème) plus une 9ème (voir fig.4)
  b) jouer le triton renversé (7ème et 3ce) plus une 13ème (voir fig.5)

Fig.3 Fig.4 Fig.5

Evidemment, Monk choisit une troisième manière, entièrement originale et ambiguë, à la fois traditionnelle et révolutionnaire (voir fig.6) :
- Traditionnelle : parce qu'il garde la fondamentale à la basse et la 7ème au dessus (en supprimant toutefois la 5te).

- Révolutionnaire : parce qu'il ne joue pas la 3ce majeure, ce qui est tout bonnement une hérésie suivant les règles de l'harmonie classique ou les conventions du blues. Pour comble d'audace, il rajoute alors une 9ème mineure jamais encore employée à ma connaissance en début de blues. Cette forte dissonance n'est évidemment pas tempérée par la 3ce, qui est absente.

Voici les deux premières mesures de "Straight no chaser" telles que Monk les joue :

Fig.6

Cet accord, génial dans sa simplicité, n'est pas là pour "faire original" à tout prix, mais il est le plus beau que Monk pouvait trouver, créant ainsi un état d'urgence et une tension quasi-insoutenable.
Nous reviendrons plus tard sur la ligne mélodique de ce blues.

Beaucoup d'accords de Monk sont ambigus et difficilement classables, d'où parfois impossibilité de les réduire dans un chiffrage. Exemple "Off minor", mesure 6, 7 et 8:



Dans le meilleur recueil de transciptions de Monk actuellement disponible: Jazz Masters, Thelonious Monk, Wise Publications, le chiffrage indique à la mesure 6 : Bb7(b5) et D0 aux mesures 7 et 8. Ces chiffrages sont employés faute de mieux mais ne rendent pas compte des notes manquantes et en oublient d'autres. A la mesure 6, on retrouve l'accord de "Straight no chaser" : Bb7 plus une 9ème min. sans 5te et sans 3ce, mais avec en plus cette fois une 11ème augmentée. Il faudrait donc chiffrer cet accord Bb7(b9#11)omit 3, pour en avoir une idée à peu près exacte!

A la mesure 7, nous sommes encore plus perplexe : faut-il considérer cette portion d'accord ré, lab, comme un ré 7 dim. (DO) dans lequel la première tierce fa serait absente? Jouons cette 3ce et la construction s'écroule pendant que la magie sonore s'envole. Peut-on alors considéré enharmoniquement ces trois notes comme le 3ème renversement de E7 (ré à la basse) dont la fondamentale serait absente? Jouons ce mi en dessous du lab (devenu sol#) : c'est un peu mieux mais pas encore ça. Finalement, le plus logique est peut-être de penser cet accord comme la continuation de la mesure précédente dans un autre renversement; c'est-à-dire un Bb7(b9) dans lequel apparaît maintenant la 3ce ré à la basse et disparaît la fondamentale sib.

Subtilisations subtiles et constantes ambiguïtés que Monk fait alterner avec des procédés harmoniques traditionnels du jazz, tels que le fameux II.V.I (en do : Dm7.G7.C). Par exemple les huits premières mesures de "Ruby my dear" voient se succéder II.V.I dans trois tons différents : en mib, fa et lab.

Monk cependant se joue souvent de cette formule trop banale en la rehaussant (dans tous les sens du terme) par la substitution de l'accord de tonique I par le même type d'accord monté d'un demi-ton : IIb7M; exemple en do: Dm7.G7.Db7M. L'effet est euphorisant et l'accord est suspendu en l'air sans jamais être résolu. Plusieurs compositions se terminent comme cela : Monk's mood, Pannonica et Bemsha swing dans laquelle la fin est amenée différemment.
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© Philippe Baudoin, Jazzophone n°13, 4ème trimestre 1982

 
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