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Je voudrais remercier sincèrement les personnes suivantes qui m'ont
donné une portion de leur temps et de leur savoir pour m'aider
dans mon travail : Jef Gilson et Jacques Schneck qui se sont prétés
au supplice de la question magnétophonisée, Henri Renaud
pour sa patience au téléphone et Daniel Huck pour sa discothèque
qui m'est ouverte à toute heure du jour et de la nuit (ou presque).
M'ont aussi beaucoup stimulé les articles consacrés à
Monk dans Jazz Hot n°393 de mars 1982, et surtout l'excellent numéro
spécial de "Keyboard Magazine" de Juillet 1982 dans lequel
figure une analyse du style de Monk pianiste, par Ran Blake.
La discographie de Monk par Michel Ruppli, parue dans Jazz Hot n°331
d'octobre 1976 a été la base de mes recherches.
STRUCTURE DES THEMES
Avec seulement 62 compositions connues et enregistrées (voir
plus loin la liste détaillée), Monk peut être
cependant considéré comme un des plus grands compositeurs
du vingtième siècle, toutes musiques confondues et certainement
l'un des plus originaux.
L'originalité de Monk ne se situe pas sur le plan purement formel
et structurel. En effet, sur 62 compositions dont 9 blues, une quarantaine
empruntent la structure habituelle de 32 mesures et 26 le conventionnel
32 AABA. Par contre, l'agencement mélodique, harmonique et rythmique
usuel est dynamité de l'intérieur, créant ainsi,
un faux chaos/K.O. entièrement maîtrisé.
Pour essayer d'éclairer en transparence quelques pans du mystère
Monk -une grande partie restant opaque et magique, dieux merci!- nous
allons diviser la sacro-sainte trinité : Mélodie, Harmonie,
Rythme. Bien sûr ces trois éléments, ainsi que le
traitement personnel de ces éléments, s'interpénètrent
profondément chez Monk. Mais pour comprendre il nous faut essayer
de les séparer arbitrairement.
L'ASPECT MELODIQUE
"Thelonious is melodious". La beauté mélodique
chez Monk se retrouve avec plus d'évidence dans ses ballades. Contrairement
à la plupart des compositeurs be-bop, Monk est un grand inspiré
du tempo lent. Il n'a composé que huit slows mais ce sont tous
des chefs-d'oeuvres : Ask me now, Crepuscule with Nellie, Light Blue,
Monk's Mood, Pannonica, Reflections, Ruby My Dear, Round Midnight.
Les mélodies de Monk, qui paraissent à juste titre inséparable
de son interprétation harmonique et rythmique pourraient cependant
être dénaturées par des accords standardisés,
des violons hollywoodiens sur lesquels se grefferaient des paroles niaises
sussurées par un crooner style Dean Martin, sans que ces mélodies
perdent leur force et leur charme. (Après avoir bu préalablement
au moins trois bourbons, essayez d'imaginer ce traitement infligé
à Ask me now ou Reflections : ça pourrait faire deux "tubes"
de plus dans les juke-box du Texas). Ne poussez pas de hauts cris, Round
Midnight a déjà subi maintes fois ce châtiment, et
cette diabolique aberration de l'esprit n'était destinée
qu'à vous faire prendre conscience de la force mélodique
chez Monk, mais vous en étiez déjà convaincu.
Cette force mélodique qui se dégage des thèmes de
Monk quand lui-même les interprète est toujours totalement
exempte des connotations mièvres ou emphatiques qui se rattachent
si souvent au mot "mélodie" avec aussi l'élégance
et le bon goût. Le côté chantant évident des
ballades de Monk est toujours à la fois perverti et dynamisé
par des dissonnances, des frottements grâce auxquels le gant de
velours se fait gant de crin : par exemple, toutes ces secondes mineures
ou majeures "choquantes" et parfaitement calculées qui
arasent sans cesse la mélodie et qui, n'en déplaisent à
certains, ne sont aucunement des erreurs, mais une sorte de produit "anti-rouille"
distillé goutte à goutte entre le chant et l'harmonie.
Dans la transcription de notre thème-référence :
Crepuscule with Nellie, nous trouvons cinq fois aux mesures 1 et 3 ces
fameuses secondes mineures intercalées sous la mélodie (petites
notes barrées qui sont en fait un peu plus longues dans le temps).
Et comment par exemple exposer le thème de "Four in one"
sans jouer à la mesure 2 ce Réb d'une importance
capitale (voir fig.1). Voir aussi, le côté envoutant crée
par cette seconde majeure se répétant deux fois par mesures
pendant huit mesures dans "Locomotive" (fig.2).

L'élément mélodique/chantant se retrouve évidemment
ailleurs que dans ses ballades, dans un thème comme "Eronel"
par exemple.
L'ASPECT HARMONIQUE
Citons Hall Overton, pianiste, compositeur, professeur et auteur des excellents
arrangements de "Monk at Town Hall" en 1959 : "Monk a une
approche sélective du son. En un sens il s'abstrait de l'harmonisation
complète. Ce n'est pas qu'il ne la connait pas -il me l'a jouée-
mais il sait parfaitement ce qu'il veut au point de vue du son, aussi
son harmonisation est-elle réduite à sa plus simple expression.
Elle n'est pas primitive, elle est hautement sophistiquée".
Si Monk réduit le plus souvent l'harmonisation à son plus
simple dénominateur, nous pouvons ajouter qu'il ne fait pas toujours
les deux ou trois notes de base que l'on attend généralement.
Prenons un exemple fameux : le premier accord de main gauche dans "Straight
no chaser", blues en sib, est à ce sujet significatif
: examinons tout d'abord les différentes possibilités conventionnelles
d'harmoniser ce premier accord en sib7 :
1) A la façon des pianistes des années 1930/40 : accord
ouvert comprenant à partir du bas : Fondamentale, 5te,
7ème et 3ce passée à l'octave
supérieure (10ème) (voir fig.3)
2) A la façon des pianistes "modernes" du début
des années 1950 : la fondamentale sib est supprimée et laissée
au contrebassiste, ainsi que la quinte; s'offrent deux solutions :
a) jouer le triton (3ce et 7ème) plus
une 9ème (voir fig.4)
b) jouer le triton renversé (7ème et 3ce)
plus une 13ème (voir fig.5)

Evidemment, Monk choisit une troisième manière, entièrement
originale et ambiguë, à la fois traditionnelle et révolutionnaire
(voir fig.6) :
- Traditionnelle : parce qu'il garde la fondamentale à la basse
et la 7ème au dessus (en supprimant toutefois la 5te).
- Révolutionnaire : parce qu'il ne joue pas la 3ce majeure,
ce qui est tout bonnement une hérésie suivant les règles
de l'harmonie classique ou les conventions du blues. Pour comble d'audace,
il rajoute alors une 9ème mineure jamais encore employée
à ma connaissance en début de blues. Cette forte dissonance
n'est évidemment pas tempérée par la 3ce,
qui est absente.
Voici les deux premières mesures de "Straight no chaser"
telles que Monk les joue :

Cet accord, génial dans sa simplicité, n'est pas là
pour "faire original" à tout prix, mais il est le plus
beau que Monk pouvait trouver, créant ainsi un état d'urgence
et une tension quasi-insoutenable.
Nous reviendrons plus tard sur la ligne mélodique de ce blues.
Beaucoup d'accords de Monk sont ambigus et difficilement classables, d'où
parfois impossibilité de les réduire dans un chiffrage.
Exemple "Off minor", mesure 6, 7 et 8:

Dans le meilleur recueil de transciptions de Monk actuellement disponible:
Jazz Masters, Thelonious Monk, Wise Publications, le chiffrage indique
à la mesure 6 : Bb7(b5) et D0 aux mesures
7 et 8. Ces chiffrages sont employés faute de mieux mais ne rendent
pas compte des notes manquantes et en oublient d'autres. A la mesure 6,
on retrouve l'accord de "Straight no chaser" : Bb7
plus une 9ème min. sans 5te et sans 3ce,
mais avec en plus cette fois une 11ème augmentée.
Il faudrait donc chiffrer cet accord Bb7(b9#11)omit 3, pour
en avoir une idée à peu près exacte!
A la mesure 7, nous sommes encore plus perplexe : faut-il considérer
cette portion d'accord ré, lab, comme un ré 7
dim. (DO) dans lequel la première tierce fa serait absente?
Jouons cette 3ce et la construction s'écroule pendant
que la magie sonore s'envole. Peut-on alors considéré enharmoniquement
ces trois notes comme le 3ème renversement de E7
(ré à la basse) dont la fondamentale serait absente? Jouons
ce mi en dessous du lab (devenu sol#) : c'est un peu mieux
mais pas encore ça. Finalement, le plus logique est peut-être
de penser cet accord comme la continuation de la mesure précédente
dans un autre renversement; c'est-à-dire un Bb7(b9)
dans lequel apparaît maintenant la 3ce ré à
la basse et disparaît la fondamentale sib.
Subtilisations subtiles et constantes ambiguïtés que Monk
fait alterner avec des procédés harmoniques traditionnels
du jazz, tels que le fameux II.V.I (en do : Dm7.G7.C).
Par exemple les huits premières mesures de "Ruby my dear"
voient se succéder II.V.I dans trois tons différents : en
mib, fa et lab.
Monk cependant se joue souvent de cette formule trop banale en la rehaussant
(dans tous les sens du terme) par la substitution de l'accord de tonique
I par le même type d'accord monté d'un demi-ton : IIb7M;
exemple en do: Dm7.G7.Db7M. L'effet est
euphorisant et l'accord est suspendu en l'air sans jamais être résolu.
Plusieurs compositions se terminent comme cela : Monk's mood, Pannonica
et Bemsha swing dans laquelle la fin est amenée différemment.
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© Philippe Baudoin, Jazzophone n°13, 4ème trimestre
1982
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