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Voir Monk, et après?
© Jacques Ponzio
 
Le comportement public de Thelonious Monk, dans les souvenirs de ceux qui l'ont vu ou bien ce qui en est montré sur les films et bandes vidéo publiées recèle une part de mystère. Dès ses débuts, ce mystère se trouva associé à son patronyme pour des raisons qui tenaient autant à son attitude globale face à l'existence qu'à sa musique. Le tout premier article consacré à Monk donne déjà le ton qui sera imité par toute une frange de la littérature jazzistique à sensation. Herbie Nichols publie en effet en 1944 une série d'opinions (1) à propos du "jazz milieu" : "Thelonious Monk, du Downbeat Club, perdrait probablement l'esprit si, venant travailler un soir, il découvrait tout-à-coup sur la scène un grand Baldwin de concert sans aucun barbouillage. Monk est une bizarrerie parmi les pianistes."

En 1948, l'accroche publicitaire trouvée par Lorraine Lion dès les débuts de Monk chez Blue Note a aggravé cette perception que le public et ses collègues musiciens pouvaient avoir de lui. Le Grand-Prêtre (High Priest) du be-bop et d'autres qualificatifs qui lui furent attribués selon les époques : l'Ermite, le Moine fou (Mad Monk est d'ailleurs le titre d'un morceau écrit par Billy Taylor en 1945), ont contribué à faire d'un individu très certainement tourmenté, un être perçu comme totalement anormal. C'est ce qui surprend lorsqu'on le voit (2) boire, fumer, sourire comme tout le monde!

Le décès de Monk en février 1982 a été l'occasion de la diffusion par la télévision, d'émissions qui ont contribué à développer ou à ranimer l'intérêt du public jazzophile pour lui. La diffusion récente du film Straight No Chaser a certainement amplifié le phénomène. Même au plus fort de son succès, Monk n'aura jamais été autant d'actualité que dans la présente période, élargissant même son audience auprès d'un public non directement concerné par le jazz.

Nous tenterons ici de lancer le lecteur sur quelques pistes qui lui permettront de se faire une autre idée de Monk, toujours marqué par une incessante et exigeante musique interne mais déjà au delà du piano. Cet homme d'un modèle un peu particulier devint petit à petit, sur un autre mode que Miles Davis mais d'une façon tout aussi efficace, UNE POP-STAR.

LA STRATEGIE DES APPARENCES
1 - LE REGARD ET LE LOOK

Puisqu'il s'agit de donner à voir quelqu'un, nous envisagerons la stratégie des apparences en commençant par les catégories du regard et du look, c'est-à-dire ce qui se spécifie le mieux dans l'ordre du visuel, à la fois le regard porté par la personne dont il s'agit et celui porté sur celle-ci. C'est certainement le point le plus immédiatement perceptible à qui voit Monk pour la première fois. Appelons ça le look. Tout commence au moment où le be-bop submerge le Minton's. Un véritable mode de vie se crée, avec ses usages linguistiques codés qui modifient l'argot des musiciens et signent l'appartenance à un autre monde, l'avant-garde. Et Monk participe à certains aspects de ce mode de vie; il en met au point les particularités que tout le monde va bientôt adopter : coiffé d'un béret basque noir d'abord orné d'un badge métallique représentant un piano, puis d'un insigne des Forces Françaises Libres, il abrite ses yeux sous d'énormes lunettes noires à lourde monture d'écaille.

Sur ces bases, son comportement révèle aussi une certaine originalité : ainsi accoutré, il arrivait tous les jours au Minton's en ayant déambulé dans les rues avoisinantes et criant aux passants apeurés, en français : "France Libre, France Libre!".

Une description physique du personnage s'impose ici : "Rien en lui n'est fragile, physiquement ni mentalement, sa réputation à savoir se soigner en témoigne. Comme de juste, il est bâti à chaux et à sable, un mètre quatre-vingt-cinq et 80 kilos qu'il dispose exclusivement dans des complets croisés dont la veste est déboutonnée neuf fois sur dix".(3)

Le regard de Thelonious Monk est très particulier, et fait pendant à cette certaine extravagance de l'apparence que nous venons de décrire. D'abord, il louche! Ce strabisme divergent explique peut-être que sur presque aucune des innombrables photographies prises de lui il ne soit possible de réellement saisir son regard. Les films n'en montrent guère plus en général, sauf à Copenhague (4) : le phénomène des yeux de poupée s'ajoute à un regard, certes pas vide, mais tourné vers l'intérieur. Souvent, un nuage de fumée vient par surcroît en sauvegarder l'intimité, quand il n'est pas tout simplement caché derrière ses lunettes à l'épaisse monture. Ceci dit, il arrive qu'on puisse le saisir, si soigneusement dissimulé qu'il soit; c'est alors qu'il est facile de se convaincre de son absolue bénignité : nul défi, nulle agression ne sont ici possibles. Parfois, un sourire en coin semble en dire plus long…

2 - THE MAD HATTER
En 1959, comme presque tous les ans, Monk fit partie du paysage de Newport. Le critique américain Dan Morgenstern assista à l'événement et consacra un très bel article à ce concert : "Monk arrive à l'heure et porte un costume bleu très classique, une chemise blanche immaculée et une cravate unie. Sur sa tête, un chapeau en feutre bleu à bords étroits, surmonté d'une énorme couronne -un chapeau comme seul Monk pouvait en inventer! Pas un chapeau fantaisie, non, un chapeau-jazz, un chapeau-Monk. Au moment d'entrer en scène, George Wein un peu inquiet, lui demande : "Tu vas pas entrer avec ça, Thelonious?" L'intéressé regarde Wein : "Si, j'ai froid". Ce 3 juillet il fait très chaud à Newport. Monk entre tranquillement en scène ainsi chapeauté (ce ne sera d'ailleurs que l'un des maillons les plus marquants d'une série de chapeaux aussi surprenants les uns que les autres) et obtient, on s'en doute, un énorme succès. C'est le concert le plus formidable que je l'aie jamais entendu donner".(5)

Que n'a-t-on dit sur Monk et ses chapeaux : un génie en chapeau de paille (6), Coup de chapeau (7), sans oublier la longue tirade de Jon Hendricks (8). Le fait est bien là : Monk tête nue est chose si exceptionnelle qu'on ferait n'importe quoi pour le voir. C'est sans doute un peu comme de toucher le pompon des marins, ça doit porter bonheur… Mais le plus remarquable c'est que, nu-tête, Monk ne se ressemble pas à lui-même; sa transformation en quidam est tellement nette qu'on finit par se dire : tant mieux, qu'il garde ses chapeaux tant qu'il le souhaitera.

3 - MOURIR, DORMIR, REVER PEUT-ETRE…

We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.

La Tempête, IV, I

Thelonious Monk fut, sa vie durant, un dormeur passionné. L'idéal, selon lui, serait de dormir tout en jouant du piano mais, constate-t-il à peine surpris, c'est impossible… (9) Au Minton's, il se surpasse. Teddy Hill, patron du Minton's, témoignait déjà en 1947 (10) : "Monk s'endormait tout le temps. Il restait là trois heures après la fermeture ou il arrivait bien avant l'ouverture. Parfois, au milieu d'un set, il s'endormait sur son piano, et les autres musiciens me demandaient de le réveiller. Tout-à-coup, il s'éveillait en sursaut et plaquait quelques accords inattendus, très compliqués, ponctués par la batterie de Kenny Clarke."

Dizzy confirme : "Quand il lui arrivait de s'endormir, je lui pinçais le bout de l'index en le traitant de tous les noms. Ça le réveillait instantanément, et il se remettait à jouer comme si rien ne s'était passé"(11). Monk aime dormir, et le proclame bien haut : "Il n'y a pas d'heure pour dormir. On dort quand on est fatigué. Ce qui est terrible, c'est de ne pas trouver le sommeil. Moi, je dors n'importe quand."

Paul Bacon conclut avec bon sens dans son article (12) de 1949 : "Dans le cas de Thelonious, le fait qu'il reste debout 72 heures d'affilée et qu'il dorme ensuite pendant 48 heures peut être considéré comme anormal (s'il le faisait tout le temps, ce qui n'est pas le cas, cela pourrait suffire à sa célébrité), comme beaucoup de ses autres actions, sauf si on se rappelle qu'il est musicien, que sa vie est celle d'un musicien et non celle d'un employé de banque."

Mourir, dormir, rien de plus; et penser qu'un sommeil peut finir…
Hamlet, III, I

L'attitude méditatrice de Monk n'est pas à souligner davantage : dès 1948, on savait (13) qu'il était capable de passer de longues heures à fumer sur son lit en contemplant la photo de Billie Holiday au plafond. Comment ne pas évoquer ici l'image de Monk dans son cercueil… Dirait-on pas qu'il dort? Entouré par tous ses amis et admirateurs, malgré des applaudissements nourris et un tonnerre de musique à réveiller les morts, Monk ne s'est pas réveillé…

4 - SO WHAT?
Les exemples de l'indifférence de Monk aux contraintes matérielles sont nombreux. "Monk tripota un peu le piano, constata qu'il s'agissait là d'un instrument… vénérable (quand il s'assied devant un piano, peu importe que le piano ait été neuf la seconde qui précède : il y a toujours une touche qui ne marche plus… il prend ça comme la rançon du génie) et fit des grimaces en donnant le la à ses bonshommes. Un examen plus serré lui montra que le support des pédales branlait dans le manche; il éprouva l'ensemble avec appréhension, puis haussa les épaules… Un peu plus tard, je m'aperçus que Thelonious était en train de faire quelque chose de bizarre : ou bien il rattachait le lacet de son soulier, ou bien il faisait signe à quelqu'un sous le piano. Comme je l'observais, fasciné, je vis qu'il tirait de toutes ses forces sur le support des pédales; d'abord en continuant à frapper de la main droite, de temps à autre, un accord, puis en s'y attaquant des deux mains, et il y mit même un coup d'épaule. Il y eut un léger craquement, puis un bruit d'arrachement, et le tout lui resta dans la main. Il balança l'ensemble et se remit à jouer tranquillement. Il n'accorda pas un coup d'œil de plus à l'objet, mais quand le pianiste de Macbeth revint, il resta suffoqué. Visiblement, c'était pour lui une expérience nouvelle, quelque chose en dehors du domaine de compréhension d'un homme ordinaire; pendant toute la fin de la soirée, il considéra Thelonious avec un respect nouveau."

"Eh bien! c'est à cause de ce genre de choses que les gens considèrent généralement Monk avec un nouveau respect; il n'y a rien de plus attachant qu'un homme qui, manifestement, s'en contrefout, même si l'on se dit que c'est de la comédie. Et cela, comment le prouver? Vraiment, on ne parierait pas dix sous là-dessus."

Cette indifférence est parfois feinte comme on le voit lorsqu'il se précipite au clavier pour reprendre à la fin du chorus de Charlie Rouse.(14)

MUSIK, MÆSTRO, BITTE
1 - ENTERTAINING

Faire le spectacle, c'est ce que l'on attend habituellement d'un artiste, nous verrons ici la façon très particulière dont Thelonious sacrifie à cette exigence.

Raymond Horricks assistait au concert donné à Pleyel le 5 juin 1954. Il va sans dire que nous lui laissons la responsabilité de ses commentaires, mais il nous semble important de les citer car ils témoignent bien du fossé qui pouvait exister entre Monk et le public à cette époque : "Arriva, souriant stupidement, à demi courbé, un grand Nègre en complet bleu marine avachi. S'approchant au ralenti du micro dressé sur la scène, il dit, en un français correct mais malaisé : "Bonsoir tout le monde… je joue Well You Needn't". S’étant enfin assis au piano, il médita un long instant avant de reprendre pesamment le chemin du micro. Le public, d'habitude plutôt vif sombrait dans une torpeur d'où émergeaient quelques murmures. C'est alors que Thelonious dit : "Off Minor" et attaqua le morceau écrit dix ans plus tôt."

La scène se passe le 27 novembre 1958, au Town Hall. On joue trois compositions de Monk sous les applaudissements frénétiques du public. Le disc-jockey Symphony Sid, qui présente le concert, annonce un quatrième titre : Monk se lève du piano, lui arrache le micro des mains pour déclarer : "This number will be played by Miles" et quitte la scène en toute tranquillité, suivi de ses musiciens. C'est encore ça, Monk!

Le tout premier festival de jazz d'Hollywood ouvre ses portes dans le cadre du très fameux Hollywood Bowl. Le 3 octobre 1959, c'est au tour du quartet de Monk. Pour nombre d'assistants au concert, le passage de Monk devait être le clou de la soirée, et ils l'attendaient avec impatience. Ils ne furent pas déçus : Monk en effet se présenta en chapeau, absolument indifférent au public. Après avoir tâtonné confusément tout au long d'un Misterioso, il le ponctua brusquement d'un énorme cluster de tout l'avant-bras sur les touches. Les applaudissements nourris à la fin du morceau se calmant peu à peu, Monk se dressa face au public, fit une embardée et chancela afin de retrouver son équilibre. Il se rassit enfin sans avoir prononcé un seul mot. Aucun de ceux qui ont assisté à cette prestation ne risque de l'oublier! (15)

2 - PROMENADE
Le Town Hall l'accueille pour la toute première fois le 16 février 1948 à l'initiative de la station de radio WNYC. Le témoignage de Paul Bacon nous permet de bénéficier d'un portrait plutôt étonnant : "Il se déplace avec lenteur, avec une grande lenteur en toutes circonstances. À son premier concert au Town Hall de New York, il avait à peu près quinze mètres à faire pour aller des coulisses au piano après avoir été annoncé; il émergea de là posément, lentement, mettant une éternité à parvenir au Steinway. Avant qu'il ait fini d'arranger son tabouret, d'essayer les pédales et d'écarter le pan de sa veste, le public était en état de complète prostration. Ce n'était pas là une question de présence sur scène, ou de manque de présence; seulement un parfait échantillon du comportement de Thelonious Monk. Comme il le dit lui-même, “Il faut être soi-même… si on essaye d'être différent, on peut louper tout”." (16)

Louisville, Kentucky, fut le théâtre d'un comportement qui ne fut certainement pas isolé dans la carrière de Monk. Mais la qualité du récit qu'en fait Humphrey Lyttelton lui donne un caractère quasi exemplaire et justifie que nous le citions de façon extensive : "Il fut soudain pris de bougeotte. Pendant le chorus de Rouse, il se leva brusquement du piano et se dirigea tout droit vers son autre extrémité, regardant Rouse par dessous le couvercle comme s'il jouait à cache-cache. Il se mit ensuite à parcourir la scène, tournant à angle droit à chaque coin comme s'il était dirigé par radar. Il y eut un grand soupir de soulagement dans les coulisses lorsque ses pérégrinations le ramenèrent dans les parages du piano." (17)

Il existe plusieurs sortes de gesticulations. L'une s'observe quand il est en concert et que la rythmique tourne rond, que le soliste est normalement en forme. On voit alors un gros ours transpirant, empoté, victime de pseudo-chutes syncopées et de trébuchements organisés correspondant à un moment du chorus où le swing est présent. C'est la fameuse bear dance (18). "Lorsque Monk se mettait à esquisser ses petits pas de danse autour de nous, nous savions que nous avions bien joué." Phil Woods et Charlie Rouse entre autres en ont témoigné.

La seconde ressemble beaucoup à la précédente mais survient à peu près n'importe quand : c'est celle qu'on voit dans le film Straight, No Chaser. Monk se sait observé, filmé, vu et, nonobstant son indifférence au regard de l'autre, il en rajoute, compose son personnage en complet déséquilibre, tourne sur lui-même comme font souvent les enfants qui jouent au vertige, subissant les effets rythmiques de sa musique interne en une caricature de soi-même, syncopée et syncopale.

3 - MONK A L'ŒUVRE
Faire des pieds et des mains n'est pas une figure de style s'agissant de Thelonious. On peut s'étonner que ses mains ne soient pas à la mesure de son imposant gabarit, comme le note son manager, Harry Colomby : "Ses petites mains dodues ne semblent pas à leur place, reliées qu'elles sont à ses bras de docker velu" (19). C'est pourtant un fait attesté par quelqu'un qui pouvait bien en parler, Nellie Monk (20) :
"Il a des mains plus petites que la plupart des pianistes alors il a dû développer une façon de jouer particulière pour s'exprimer pleinement."

L'attitude de Monk au piano a fait l'objet de nombreuses descriptions et commentaires. Par instants, elle fait de lui le Quasimodo du piano, le clone du bossu de Notre-Dame (21). Humphrey Lyttelton (22), toujours à l'occasion du concert de Louisville, fait une expérience qui le marquera durablement : "Il porta son chapeau de paille jusqu'à ce que ses assauts répétés du coude sur le clavier le fassent tomber; alors, il le posa sur le piano. La plupart du temps, il joue du piano comme s'il avait découvert l'instrument hier seulement et, même quand il est sérieux, il utilise souvent son coude droit pour produire des clusters de notes. Mais, ce soir-là, il joua de son instrument comme je n'ai jamais vu personne d'autre le faire, se reposant de tout l'avant-bras sur le clavier et l'abordant les doigts raides, les mains se croisant de la façon la plus acrobatique" (23). Un spectateur de Chicago versa même dans le commentaire sportif en s'exclamant : "Man, tu as vu le sacré crochet du gauche qu'il a mis à ses touches!" (24) Métaphore empruntée au monde du ring auquel appartenait d'ailleurs son frère Thomas.

Indissociable de la gestuelle monkienne, l'utilisation des clusters (25) a ainsi beaucoup surpris ceux qui voyaient Monk sur scène pour la première fois. Jamais ils n'auraient pu imaginer que ces ponctuations si parfaitement en place, ces accords si complexes mais si beaux puissent être produits par un quintal de pianiste quasi allongé sur le clavier, enfonçant rigoureusement toutes les notes comprises entre le coude et le bout des doigts. Et pourtant, ce qui ailleurs serait qualifié de bruit qui casse les oreilles accède, par la vertu de quelque mystérieuse transmutation alchimique, au statut de nappe de sons percussifs parfaitement intégrés au cours normal d'une interprétation!

Mais on n'en a jamais terminé avec les mains de Monk : il existe au moins deux films où il est loisible d'observer un phénomène tout-à-fait particulier, lié à l'habitude qu'il a de croiser les mains sur le clavier, jouant la mélodie dans l'aigu de la main gauche tandis qu'il produit l'accompagnement dans le médium de la main droite. Selon les modes de prise de vue, de dos ou même de dessus, on a soudain la surprise de voir un bras surgir, qui ne peut pas appartenir au pianiste et représente donc un membre surnuméraire! (26) Ailleurs, la main gauche plane assez haut au-dessus du clavier, erre, saisit, telle une mouette, des ascendances liées à la mélodie, et tout-à-coup fond sur sa proie, LA note qui fait rebondir le thème. On observe parfois l'étrange spectacle des deux mains concurrentes, réunies sur un espace réduit de quelques touches, où une main semble défaire ce que fait l'autre, réalisant une apraxie diagonistique caricaturale; ailleurs encore, c'est le spectacle de deux mains qui se poursuivent telles deux petites souris qui courent sur le clavier (27). Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, il faut ajouter les divers artifices qu'il utilise pour entraver la fluidité de son jeu: les deux énormes bagues qui tournent sur ses auriculaires et la grosse montre au poignet droit… (28) On le voit, regarder attentivement les mains du pianiste conduit à de bien étranges découvertes!

En 1959, il stupéfia le public du Chicago Civic Opera House par son jeu de jambes en dansant un véritable ballet pendant qu'il jouait (29). Les divers films que nous avons pu voir montrent différents pas, selon le type de musique en cours. Il y a d'abord le simple tempo marqué par l'appui alternatif de la pointe du pied et du talon. Très vite, les choses se compliquent et on voit apparaître le pas du patineur : en Hollande (30), ça s'impose! Ailleurs (31), le pas glissé du skieur de fond alterne avec des pas piqués de petit rat de l'Opéra qui marquent les syncopes. Cette façon d'être au piano dévoile et souligne sans équivoque la polyrythmie (32) qui sous-tend nombre de ses interprétations : c'est alors que l'on se rend compte que les quatre membres ont une vie quasiment indépendante, qu'ils marquent chacun une ligne rythmique capitale pour le swing.

Il faut dire ici à quel point la sonorité monkienne est liée, non seulement à la technique pianistique proprement dite, celle des mains sur le clavier, celle du jeu de jambes, mais aussi à une gestuelle qui s'empare de l'ensemble de l'anatomie du pianiste. Ce sont des facteurs aussi imprécis que parfaitement visibles et qui évoquent par instants la technique du boxeur (33) : mouvements d'épaule, appui des bras qui font se soulever de son siège le forçat du clavier, torsions de tout le corps, comme si la tension musculaire pouvait se transmettre aux éléments mécaniques du piano et aux cordes vibrantes, les contraignant, par une subtile modification de leur tension, à donner naissance à ces blue notes tellement spécifiques du jazz. Ces efforts ne sont pas sans conséquences d'un autre ordre : à la fin du morceau, à la fin du concert, Monk transpire (34), et se fige, exténué. Jamais, jamais, il n'aura l'idée de quitter sa veste!

Monk ne dirige pas ses musiciens : il les engage, il vit et travaille avec eux jusqu'au jour où il les renvoie. Cependant, il fait parfois signe (35) à Charlie Rouse de revenir pour la fin du thème ou dresse (36) un index gauche singulièrement autoritaire.

ET MON TOUT EST UN HOMME…
Les faits que nous venons d'évoquer, dessinent le portrait d'un individu qui donne l'apparence d'une totale indifférence à l'égard des règles admises. Ils contribuent à construire l'image d'un Thelonious Monk intraitable dont les actions, les choix ont un sens absolu, définitif, non négociable. Certains souffrent d'une telle radicalité, tel Steve Race qui se plaint amèrement (37) que Monk "n'ait même pas salué… Et pourtant, nous public qui payons notre place, ne sommes nous pas un peu ses employeurs?" (Inutile d'épiloguer sur cette conception de l'artiste comme employé de son public…)

On pouvait croire à un certain monolithisme dans sa musique, dans sa vie; en réalité, on s'aperçoit qu'il fait montre d'une grande variété de comportements, au clavier, en concert, dans sa vie de tous les jours. Peu importe le degré de liberté réel de Monk dans ses actes. Sont-ils le reflet de sa marginalité ou s'agit-il d'une provocation délibérée? Qu'il nous suffise de constater qu'ils sont pour beaucoup dans la fascination qu'il exerce sur le public, gestes qui mettent en jeu le plus souvent des contrastes extrêmement vifs : gestes au ralenti de la démarche et vivacité stupéfiante du félin à l’affût d'une note sur son clavier. On découvre ainsi un homme capable -au piano comme dans la vie quotidienne- du plus délicat et du plus percussif, du plus discret et du plus outrancier, du plus mélodique et du plus rythmique, du plus figé comme du plus mobile.

On pouvait déjà le soupçonner capable de beaucoup de choses, on le découvre capable de tout et c'est là, à n'en pas douter, l'origine de la fascination qu'il exerce sur ceux qui l'ont vu ou qui pourront le voir dans les films qui le montrent. D'une certaine façon, on peut dire que le fait de voir ses gestes pianistiques et, plus généralement, son allure globale, sa danse de plantigrade, sa parole, ses mimiques et ses tics à travers les documents filmés apporterait un plus de connaissance de l'œuvre en même temps qu'un outil qui permet de lever un coin du voile de mystère qui l'entoure. En réalité, il n'en est rien et son mystère reste entier.
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© Jacques Ponzio
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(1) Music Dial, august 1944
(2) Paris, 1969
(3) P. Bacon, Jazz Hot, 36, septembre 1949
(4) Copenhague, 1966 (Epistrophy)
(5) D. Morgenstern, Newport '59, Jazz Journal, août 1959
(6) H. Lyttelton, Melody Maker, 10 octobre 1959
(7) J. Réda, Libération, 19 février 1982
(8) Music in Monk's time, 1983
(9) J.-L. Noames, Jazz Magazine, octobre 1965
(10) T. Hill, Metronome, april 1947
(11) J.-L. Noames, op. cit.
(12) P. Bacon, op. cit.
(13) I. Peck, PM, february 22, 1948
(14) Evidence, in American Composer, 1991
(15) Down Beat, 12 novembre 1959
(16) P. Bacon, op. cit.
(17) H. Lyttelton, Melody Maker, 17 octobre 1959
(18) Tokyo, 1963 (Bolivar Blues)
(19) F. L. Brown, Down Beat, 30 octobre 1958
(20) F. L. Brown, op. cit.
(21) Amiens, 1966 (Blue Monk)
(22) H. Lyttelton, op.cit.
(23) Berlin, 1969 (Caravan)
(24) Ebony, mai 1959
(25) Oslo, 1966 (Round Midnight)
(26) Amiens, 1966 (Blue Monk) & Oslo, 1966 (Lulu's Back In Town)
(27) Paris, 1969 (Crepuscule With Nellie)
(28) Paris, 1966 (Lulu's Back In Town)
(29) Ebony, op.cit.
(30) Bussum, 1961 (Nutty)
(31) New York, 1957 (Blue Monk)
(32) Berlin, 1969 (Solitude)
(33) Bussum, 1961 (I Mean You)
(34) Paris, 1969
(35) Oslo, 1966 (Round Midnight)
(36) Londres, 1969 (Oska T.)
(37) S. Race, Melody Maker, mars 1959

 
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