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La Mélancolie de Monk
© Francis Hofstein - La Revue d'Esthétique 1991
 
    Il n'y a pas d'avant du silence qui, en soi, n'existe pas. Il faut donc le faire, l'arracher à tout ce qui, obstinément, en continu, fait du bruit. Dont se compose si bien notre quotidien qu'il n'est en général d'aucune gêne, même s'il nous faut, par exemple pour dormir que son intensité baisse ou que ne demeure de lui que ce qui nous est familier. Mais qu'un bruit, inattendu, insolite, tranche sur la rumeur ambiante et nous sursautons, inquiet, à la recherche immédiate de son identité, imagination qu'il faut ramener au savoir, à la connaissance, au calme.
    Il n'y a pas non plus d'avant du jazz, qui existait bien avant qu'on ne l'entende, dissonance qu'il devint soudain impossible de confondre avec le brouhaha de la vie et des musiques qui en sourdent, et qui, obligeant l'oreille à la distinction, à la différence, exigea ce silence qui en l'homme précède et préside à l'effort d'identification, attention dont le jazz allait acquérir nom et statut.
    Il était un nouveau bruit, renvoyé par le mépris muet, la taxinomie savante ou l'indifférence courante à tous les autres, mais il était aussi un bruit nouveau, singulier, original, insistant, enflammant les passions, produisant musique et musiciens dont il n'est plus question aujourd'hui de discuter l'irréductible.
    On ne se fit pourtant pas faute, niant la rupture esthétique qu'il créait, cherchant sa définition dernière, adoptant son étrangeté... d'en tenter, à cause de son origine noire, la réduction. Il résista bien sûr, comme avaient résisté ses inventeurs, se frayant un chemin entre identité et différence, déni et reconnaissance, art et divertissement, musique dont son créateur pouvait d'autant moins se séparer, c'est-à-dire se constituer comme sujet, qu'il n'avait le choix qu'entre en être dépossédé ou masqué.
    Entre Paul Whiteman, roi du jazz au nom prédestiné, et toutes les utilisations qui se firent de par le monde de son nom de baptême, le jazz donc insista, se construisant entre silence et bruit mais n'existant, comme toutes les musiques, que du musicien qui, suspendu entre vide et plein, cherche infiniment cet équilibre fugitif où les mots forment nécessairement un poème, où les notes sont nécessairement une musique.
    Sublimé de corps, elle n'en est pas moins un hors-soi, glissé dans la réalité par une faille de l'espace-temps et, comme telle, impalpable et invisible, condamnée à disparaître sans trace dans le bruit qui l'emporte ou le silence qui l'engloutit, si quelqu'un, touché par son étrange familiarité avec quelque chose de lui, ne l'accueillait, lui donnant consistance et existence, premier relais entre son émetteur, le musicien, et sa temporalité, c'est-à-dire son inscription dans la mémoire, dans l'histoire. Passant comme un témoin d'un univers à un autre, d'un monde d'affects et de représentations à un autre, rencontres où sa mélancolie soigne et guérit, ne serait-ce que passagèrement, celle que portent, contractée dans un autre exil, celui-ci ou celle-là qui le reçoivent, le jazz, comme le fait une écriture dans la littérature, sortait du paysage. Donnant lieu comme on donne vie. Au collectif puis au singulier, architecture signifiante où se transcende l'angoisse, sujet qui se façonne en objet, se constituait moins un style ou une forme qu'une langue (1), de celles qui viennent sur le langage, sur la communication, trancher.
Monk à Baden
Monk à Baden (Allemagne)
1er Mars 1963 © F. Hofstein

    Parce qu'il se tint à cette autre langue, Thelonious Monk fut, plus que d'autres musiciens, un sculpteur de silence; et il fut moins que d'autres, par son art de l'écart aux limites de la perception, réductible au bruit.
    Tournant sans cesse autour des mêmes thèmes, pour l'essentiel de sa composition, les creusant, les approfondissant, les élargissant avec obstination, à la frange douloureuse entre répétition et invention, il forgeait ainsi un art unique, nouveau bruit nouveau, où le désordre tient lieu d'ordre, l'infini de fini, et le désespoir d'espoir.
    Formidable rythmicien, au tempo d'une étonnante sûreté, il pouvait laisser place à tous les décalages, pulsation dont l'immuable assure que ne se rompra pas le rapport entre mouvement et immobilité.
    Et du musicien, quand la musique atteint cette intensité où l'équilibre sert d'appui à l'émotion, où s'abolissent les distances, où s'arrête le temps, le corps s'oublie, tant le réel de sa musique impose soudain son éternité, profilant derrière cette promesse tenue de vie éternelle, la mort dont cet art est bâti.
    Mais la saisie de ce savoir demeure impossible, et à la certitude éprouvée de la réussite succède l'incertitude, objet qui ne cesse de se dérober, alors qu'en même temps il faut et on ne peut y renoncer.
    Lâcher prise : ce fut à quelque chose de cet ordre que se résolut peut-être Thelonlous Monk quand il décida, en 1976, de se retirer du monde.
   Charlie Rouse, qui l'accompagnait depuis 1959, l'avait quitté, et dans le quartette défilaient dans le désordre contrebassistes et batteurs. C.B.S., après avoir tenté, selon le saxophoniste Paul Jeffrey, alors avec le pianiste, de lui faire enregistrer un album de compositions des Beatles, le laissait tomber, et apparaissait, malgré le succès des deux tournées mondiales des Giants of Jazz et des quelques concerts organisés de 1973 à 1976 dans sa ville, New York, la fragilité de ce que fut, quand même, dans les années soixante, une reconnaissance de sa musique.
    À Monk cependant, les limites qu'il assigna volontairement à son répertoire, la recherche acharnée qui l'entraîna incontestablement à trouver et surtout cet extraordinaire sens du temps qui l'amène, quels que soient l'espace entre deux notes, la durée d'un silence ou la ligne mélodique ou harmonique suivie par le soliste (Milt Jackson par exemple (2)), à toujours être en place dans une exactitude et une maîtrise rythmiques qui ont peu d'équivalents dans le jazz, auraient pu permettre, comme il le faisait sur scène ou en disque, arrivant à point nommé pour redonner présence, consistance et pertinence à la musique (3), de retomber juste dans sa vie aussi.
    "L'homme agit ainsi, dit Hegel (4), de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité", quand ne fait pas défaut précisément la congruence au moins relative entre dehors et dedans.
    Le jazz, rappelons-le, est une tentative de donner sens à une existence qui n'en a pas. Tentative désespérée et qu'il fallait recommencer sans cesse, parce que rien de définitif, c'est-à-dire de réellement réel, n'est possible à qui ne s'appartient pas. Le jazz ne peut donc que rester dans l'indéfini, voué à une improvisation constante dont le miracle est qu'elle parvint à entrer dans la répétition, c'est-à-dire dans ce qui installe l'objet, composition qui donne une représentation de réalité au jazz.
    Même ainsi, bluesman qui vend son poème musical pour quelques dollars avant de s'en retourner chez lui, jazzman qui ne touchera jamais les droits d'auteur que lui vaudrait son invention, son statut demeure incertain, fragile.
    Cela tient à l'essence de la musique, par définition volatile, fugace, fugitive, présence dont la trace ne dépend pas de l'avoir mais de l'être.
    Et cela tient au musicien de jazz, noir et donc invisible (5), c'est-à-dire sans autre réalité, imaginaire, que celle que projette sur lui  une  société pour laquelle il n'existe pas en tant qu'être.
    Mais dans laquelle, surtout quand sa musique a l'intelligence, la cadence, la force, le swing de celle de Monk, il peut légitimement penser pouvoir exister par elle, au lieu de lui-même. Car s'il n'y a pas d'identité entre musique et musicien, même quand il est possible d'entendre clairement comment l'une joue l'absurdité d'être Noir de l'autre et sinon que, du dehors, ne fasse guère problème la constitution comme objets et du musicien et de la musique, il y a, de l'un à l'autre, identification : ma musique, dit son créateur. Qui, de la non-reconnaissance ou du rejet de cet objet de lui-même, peut sentir vaciller son existence.
    Pour inventer, il faut, soutenu par la pulsion de mort, risquer sa vie. Se mettre en jeu. Jouer en sachant que d'un côté comme de l'autre, échec ou réussite, on est perdant.
    Car si je réussis, et de mon invention, de mon art, fais un objet, ne vivra-t-il pas une vie autonome, création dont l'existence, par exemple fixée dans les sillons d'une matrice, peut se passer du créateur et s écouter longtemps, longtemps après sa mort, musique dont la réussite semble signer ma perte?
    Je dois donc, à l'avance, renoncer  aux objets mêmes que j'invente : mais puis-je le faire si, par  ailleurs, je n'ai pas de statut?
    Le compositeur de jazz français, André Hodeir, par exemple, n'en existerait pas moins si son art manquait de reconnaissance, quelles que soient la déception ou la peine que ce manque entraînerait. Parce qu'il n'a pas, comme Monk, la nécessité de s'imposer aussi comme homme. Et qu'il peut donc, non sans la souffrance que cela implique pour chacun, tenter le deuil de ce manque, vécu plus comme une injustice que comme un crime, deuil qui est pour Monk impossible puisqu'est en jeu non seulement le statut de sa musique mais aussi son statut d'être humain.
    Comme dit Freud (6), la perte de l'objet est transformée en perte du moi, et le sujet sombre dans la mélancolie.
    Il ne s'agit pas ici de poser un diagnostic sur Monk, dont la retraite, somme toute, n'étonna guère le petit monde du jazz, tant son excentricité scénique et musicale l'avait amené à penser que le pianiste, de toute façon, était un peu cinglé. Et peu importaient alors les nombreux témoignages -et je peux y ajouter le mien- sur l'urbanité de Monk, ses qualités d'accueil, sa défense constante et répétée de la musique et des musiciens. De même qu'est sans importance, mais autrement, la réponse identique que me firent séparément Nica de Koenigswarter et Barry Harris quand en décembre 1984 je les interrogeai sur Monk : "chemical disease", maladie somatique, dans un souci bien compréhensible de protéger sa mémoire et, partant, sa musique.
    Sa musique, mais aussi celle de Lester Young ou de Charlie Parker, de Jimmy Yancey ou de Billie Holiday, dont la mélancolie, mais aussi la singularité, l'excentricité, l'étrangeté reflètent celles dont est tramé le jazz qui, pour donner une logique à l'absurde, fit d'une souffrance infinie un art infini.
    Et nous devrions parvenir à penser qu'un musicien puisse en avoir assez de lutter, de se battre non seulement avec un art dont la réussite se définit en termes d'insaisissabilité, d'intemporalité, d'écart, mais encore contre une société qui ne veut ni de l'un ni de l'autre. Puisse se dire non qu'il a tout dit, mais qu'il en a dit assez. Puisse se laisser aller à la fatigue, à la lassitude, à l'abandon. Nous demandant implicitement de bien vouloir considérer non tant ce qu'il va encore produire, ce prochain disque que frénétiquement, insatiablement notre société de consommation réclame, mais ce qui existe, ces joyaux musicaux qui portent son empreinte, trace des moments où communiquaient son monde et le monde, où résonnait de Monk le génie. Ainsi, écrit Arthur Schopenhauer en revenant du Mont-Blanc, "ainsi l'homme de génie, habituellement porté à la mélancolie, montre par intervalles cette sérénité particulière qui n'est possible qu'à lui, qui plane sur son front comme un reflet de lumière, et qui tient à ce que son esprit sait oublier et se fondre dans le monde extérieur".
    Quand la musique s'arrête, revient le silence où Monk, sacrifiant aussi au signifiant inscrit en son nom, trouva une identité avec la place que, de naissance, sa négritude lui avait assignée, affirmant par une nouvelle redondance de l'absence son incontestable présence. Et revient aussi le bruit, moins celui de la vie que celui que font les artistes morts dont le monde alors s'empare, pour les chanter et les jouer, trop de réalité dont s'oublie que, pour beaucoup, ils en manquèrent cruellement.
    Thelonious Monk, avant que de ne plus exister, créa une place vide, anticipant sur ce mouvement que provoque la disparition d'un artiste : l'après porte son nom et la musique ainsi identifiée peut entamer une existence propre. Parce que Monk n'est plus, il est identique à sa musique et celle-ci, dans ce silence définitif de l'homme qui a inscrit son nom dans la trame apparemment finie des sons, ouvrant à la répétition où se condensent le familier et l'étranger, devient d'autant plus visible, lisible, que s'éloignent dans le temps les traces mêmes d'une vie, d'un être dont, immortel, le réel s'appelle musique.
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© Francis Hofstein
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(1) Francis Hofstein, "Le mythe de la neutralité" Psychanalystes n° 30.
(2) Séance Blue Note du 2 juillet 1948.
(3) Les enregistrements Blue Note : 21 novembre 1947 et 30 mai 1952.
(4) Esthétique, Introduction, ch. Il, section 1,1, trad. Bernard, Aubier.
(5) Ralph Ellison, Homme invisible, Paris, Grasset, 1969.
(6) Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie, in Métapsychologie, Paris, 1968
Gallimard

 
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