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Le rôle des accessoires vestimentaires chez Monk a toujours fait
couler beaucoup d'encre. Cette fascination s'observe aussi bien chez les
musiciens que chez les non-musiciens. Inutile donc d'y chercher une quelconque
tentative de justification technique ou d'envie. Marc-Edouard Nabé
a élaboré une théorie (1)
: "Monk place alors ses grosses mains; entre chaque accord, il se
remet les bagues. Comment? Vous ne le saviez pas? Il a deux bagues énormes
qui le gênent là dans chaque main, et chaque fois qu'il fait
trois accords, il se remet la bague; il la retourne, s'interrompt pour
ça, il fait ça tous les quatre accords qu'il plaque... D'ailleurs,
un pianiste qui met des bagues comme ça, c'est exprès pour
se gêner; c'est la recherche obstinée de l'inconfort à
tout prix; se mettre dans les conditions de la paralysie, du maladif,
du maladroit, créer une résistance! C'est comme un guitariste
qui se mettrait de grands bracelets comme ça; ça le gênerait
forcément..." J'ai aimé, et repris à mon compte
(2) cette idée
que Monk utilisait ses bagues et sa montre qu'il portait souvent au poignet
droit comme une sorte de pare-virtuosité, affirmation relayée
depuis par d'autres auteurs avec succès.
A la réflexion cependant, rien n'est moins sûr! Allons-y
voir de plus près.
Monk est indiscutablement capable de traits virtuoses. Pour Mary Lou Williams
qui l'entendit à Kansas City vers 1934, Monk faisait alors montre
de beaucoup plus de technique. Tous étaient en admiration devant
lui (3). Frank London
Brown atteste lui-aussi que Monk est capable de produire ces traits de
pure virtuosité : "Je l'ai entendu le faire récemment
au Five Spot, et avec une telle habileté qu'il a fait taire toutes
les conversations jusqu'à la fin du set." (4)
Malgré tout, (mais peut-être s'agit-il ici encore d'une de
ses nombreuses provocations) il convient de nuancer ces témoignages.
Selon Remy en effet : "Monk n'a évidemment pas une technique
à la mesure de son talent. Il avoue lui-même qu'il est trop
paresseux pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux
ainsi car, nanti d'une articulation classique, Monk n'aurait sans doute
pas eu cette manière indescriptible de frapper la note." (5)
L'intéressé lui-même confesse un certain manque de
ce côté : "...Bien souvent je pense à des phrases
musicales que je ne peux pas reproduire sur le piano. Si réellement
la technique c'est cela, alors je manque vraiment de technique. Disons
plutôt que j'ai ma propre technique... Mais là encore j'évolue.
Je pense être meilleur aujourd'hui que lors de mes débuts,
parce que je me suis assis dans mon style et que j'y ai mes habitudes."
(6)
En réalité, -c'est du moins ma thèse- Monk n'a nul
besoin d'accessoires pour changer ses routines stylistiques, il lui suffit
de sa pensée et du travail acharné qu'il met en oeuvre dans
sa quête d'originalité : "...Lorsque je suis revenu
à New York, j'ai voulu ne faire que du jazz, et c'est là
vraiment que tout a commencé. J'aurais pu, naturellement, me faire
engager dans un grand orchestre qui m'aurait apporté une certaine
régularité dans mon travail et dans mon salaire, mais ça
ne m'aurait pas permis de réaliser ce que je désirais. J'avais
envie de jouer mes propres accords, de créer et d'inventer, et
c'est seulement dans ces petits boulots minables que j'avais la possibilité
de le faire." (7)
Autrement dit, son propos est de constituer et de mettre en oeuvre le
vocabulaire propre qu'il porte en lui, fait d'éléments distinctifs
qui suffiront à le faire reconnaître entre tous. Dès
lors, bagues et montre n'apparaissent nullement nécessaires pour
limiter ses capacités -qu'on les considère limitées
d'emblée ou résultant d'un choix d'appauvrissement stylistique-
mais bien comme des contingences avec (et non pas malgré) lesquelles
il lui faut jouer.
S'il existe un point commun entre Monk et John Cage, c'est dans une certaine
direction que l'on pourrait dire minimaliste de leur approche du fait
musical. Certes leurs moyens sont différents et leurs objectifs
sans commune mesure, mais parenté il y a, tout de même, dans
cette tendance à faire plus avec moins. On connaît, ou du
moins on croit connaître, le piano préparé de John
Cage, sa façon d'y introduire divers objets qui en modifient la
sonorité, qui en trafiquent le timbre et les résonances.
Si, comme on l'a montré, les accessoires dont s'entoure Monk n'ont
pas leur place dans ses lignes mélodiques, ce n'est pas dire pour
autant qu'ils n'auraient aucun rôle. Bagues, montre, mouchoir, cigarette,
verre de whisky même paraissent au contraire avoir une fonction
tout aussi précise que pour Cage, mais différente : ses
accessoires, il ne les dispose pas dans le piano mais autour du piano,
et sur lui-même. Il s'agit en somme de résonateurs corporels
dont les effets entrent dans l'élaboration de son timbre de pianiste.
Parmi ses divers accessoires, le rôle du chapeau et des lunettes
fumées est probablement différent des précédents
en ce que ces pièces d'habillement participent de sa tenue de scène
avec le costume plutôt classique, parfois le zoot suit, mais toujours
tiré à quatre épingles. D'ailleurs, sur le tard,
lorsque tout sera joué, disons au moment de la tournée des
Giants of Jazz (1971-72), Monk abandonnera ces marques désormais
inutiles à le désigner dans son originalité. Alors
il n'apparaîtra plus comme le chef de file d'un mouvement novateur
mais comme simple élément d'un ensemble plus vaste qu'il
était devenu impuissant à maîtriser ou à dynamiser.
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© Jacques Ponzio
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(1) M.-E. Nabé,
Monk my dear, Le Jazzophone, 15, 3e trimestre 1983
(2) J. Ponzio, Du (Die Zeitschrift
der Kultur), n°3, mars 1994, Zurich
(3) N. Shapiro & N. Hentoff,
Hear me talkin' to ya, Dover, 1955. Ecoutez-moi ça, trad. fr. R.
Mallet, Correa, Paris.
(4) F. L. Brown, Down Beat, 30
octobre 1958
(5) N. Remy, Jazz Hot, 88, mai
1954
(6) F. Postif, Jazz Hot, 185, mars
1963
(7) N. Hentoff, Just call him Thelonious,
Down Beat, 25 juillet 1956
En complément : Les
chapeaux
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