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Le Pianiste Préparé
© Jacques Ponzio
 


Le rôle des accessoires vestimentaires chez Monk a toujours fait couler beaucoup d'encre. Cette fascination s'observe aussi bien chez les musiciens que chez les non-musiciens. Inutile donc d'y chercher une quelconque tentative de justification technique ou d'envie. Marc-Edouard Nabé a élaboré une théorie (1) : "Monk place alors ses grosses mains; entre chaque accord, il se remet les bagues. Comment? Vous ne le saviez pas? Il a deux bagues énormes qui le gênent là dans chaque main, et chaque fois qu'il fait trois accords, il se remet la bague; il la retourne, s'interrompt pour ça, il fait ça tous les quatre accords qu'il plaque... D'ailleurs, un pianiste qui met des bagues comme ça, c'est exprès pour se gêner; c'est la recherche obstinée de l'inconfort à tout prix; se mettre dans les conditions de la paralysie, du maladif, du maladroit, créer une résistance! C'est comme un guitariste qui se mettrait de grands bracelets comme ça; ça le gênerait forcément..." J'ai aimé, et repris à mon compte (2) cette idée que Monk utilisait ses bagues et sa montre qu'il portait souvent au poignet droit comme une sorte de pare-virtuosité, affirmation relayée depuis par d'autres auteurs avec succès.

A la réflexion cependant, rien n'est moins sûr! Allons-y voir de plus près.

Monk est indiscutablement capable de traits virtuoses. Pour Mary Lou Williams qui l'entendit à Kansas City vers 1934, Monk faisait alors montre de beaucoup plus de technique. Tous étaient en admiration devant lui (3). Frank London Brown atteste lui-aussi que Monk est capable de produire ces traits de pure virtuosité : "Je l'ai entendu le faire récemment au Five Spot, et avec une telle habileté qu'il a fait taire toutes les conversations jusqu'à la fin du set." (4)

Malgré tout, (mais peut-être s'agit-il ici encore d'une de ses nombreuses provocations) il convient de nuancer ces témoignages. Selon Remy en effet : "Monk n'a évidemment pas une technique à la mesure de son talent. Il avoue lui-même qu'il est trop paresseux pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car, nanti d'une articulation classique, Monk n'aurait sans doute pas eu cette manière indescriptible de frapper la note." (5)

L'intéressé lui-même confesse un certain manque de ce côté : "...Bien souvent je pense à des phrases musicales que je ne peux pas reproduire sur le piano. Si réellement la technique c'est cela, alors je manque vraiment de technique. Disons plutôt que j'ai ma propre technique... Mais là encore j'évolue. Je pense être meilleur aujourd'hui que lors de mes débuts, parce que je me suis assis dans mon style et que j'y ai mes habitudes." (6)

En réalité, -c'est du moins ma thèse- Monk n'a nul besoin d'accessoires pour changer ses routines stylistiques, il lui suffit de sa pensée et du travail acharné qu'il met en oeuvre dans sa quête d'originalité : "...Lorsque je suis revenu à New York, j'ai voulu ne faire que du jazz, et c'est là vraiment que tout a commencé. J'aurais pu, naturellement, me faire engager dans un grand orchestre qui m'aurait apporté une certaine régularité dans mon travail et dans mon salaire, mais ça ne m'aurait pas permis de réaliser ce que je désirais. J'avais envie de jouer mes propres accords, de créer et d'inventer, et c'est seulement dans ces petits boulots minables que j'avais la possibilité de le faire." (7)

Autrement dit, son propos est de constituer et de mettre en oeuvre le vocabulaire propre qu'il porte en lui, fait d'éléments distinctifs qui suffiront à le faire reconnaître entre tous. Dès lors, bagues et montre n'apparaissent nullement nécessaires pour limiter ses capacités -qu'on les considère limitées d'emblée ou résultant d'un choix d'appauvrissement stylistique- mais bien comme des contingences avec (et non pas malgré) lesquelles il lui faut jouer.

S'il existe un point commun entre Monk et John Cage, c'est dans une certaine direction que l'on pourrait dire minimaliste de leur approche du fait musical. Certes leurs moyens sont différents et leurs objectifs sans commune mesure, mais parenté il y a, tout de même, dans cette tendance à faire plus avec moins. On connaît, ou du moins on croit connaître, le piano préparé de John Cage, sa façon d'y introduire divers objets qui en modifient la sonorité, qui en trafiquent le timbre et les résonances.

Si, comme on l'a montré, les accessoires dont s'entoure Monk n'ont pas leur place dans ses lignes mélodiques, ce n'est pas dire pour autant qu'ils n'auraient aucun rôle. Bagues, montre, mouchoir, cigarette, verre de whisky même paraissent au contraire avoir une fonction tout aussi précise que pour Cage, mais différente : ses accessoires, il ne les dispose pas dans le piano mais autour du piano, et sur lui-même. Il s'agit en somme de résonateurs corporels dont les effets entrent dans l'élaboration de son timbre de pianiste.

Parmi ses divers accessoires, le rôle du chapeau et des lunettes fumées est probablement différent des précédents en ce que ces pièces d'habillement participent de sa tenue de scène avec le costume plutôt classique, parfois le zoot suit, mais toujours tiré à quatre épingles. D'ailleurs, sur le tard, lorsque tout sera joué, disons au moment de la tournée des Giants of Jazz (1971-72), Monk abandonnera ces marques désormais inutiles à le désigner dans son originalité. Alors il n'apparaîtra plus comme le chef de file d'un mouvement novateur mais comme simple élément d'un ensemble plus vaste qu'il était devenu impuissant à maîtriser ou à dynamiser.
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 © Jacques Ponzio
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(1) M.-E. Nabé, Monk my dear, Le Jazzophone, 15, 3e trimestre 1983
(2) J. Ponzio, Du (Die Zeitschrift der Kultur), n°3, mars 1994, Zurich
(3) N. Shapiro & N. Hentoff, Hear me talkin' to ya, Dover, 1955. Ecoutez-moi ça, trad. fr. R. Mallet, Correa, Paris.
(4) F. L. Brown, Down Beat, 30 octobre 1958
(5) N. Remy, Jazz Hot, 88, mai 1954
(6) F. Postif, Jazz Hot, 185, mars 1963
(7) N. Hentoff, Just call him Thelonious, Down Beat, 25 juillet 1956

En complément : Les chapeaux

 
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