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MONK à ARCUEIL : Similitude des expériences musicales et humaines dans la vie de Erik Satie et Thelonious Monk
 
En 1904, et pendant sept ans, le compositeur Erik Satie, fatigué, selon ses propres termes, de se voir reprocher une ignorance qu'il croyait avoir, puisque les personnes compétentes la dénonçaient dans ses oeuvres, décide de se retirer dans la solitude de son misérable appartement d'Arcueil, banlieue pauvre de Paris très éloignée du Montmartre artistique à l'ambiance bohème du début du siècle. Pendant tout ce temps, il composa à peine quelques pauvres oeuvres, se consacrant en revanche à l'animation des activités des jeunes du quartier, ou passant de longues heures dans la solitude de sa chambre pour réfléchir et étudier.

Soixante-huit ans plus tard, Thelonious Monk, pour des raisons jamais vraiment éclaircies mais évidemment dégoûté de la musique et de son milieu, abandonna volontairement le circuit professionnel, entrant dans une retraite et un mutisme à peine rompus par quelques très rares apparitions publiques jusqu'à sa mort en 1982. Pendant ces 10 années, il n'ouvrit même pas son piano. Enfermé dans sa maison, il recevait rarement quelques amis et compagnons, avec lesquels souvent il ne parlait même pas, restant muet la plupart du temps.

On peut se demander ce qui a pu amener deux créateurs d'un tel génie à se comporter de façon aussi analogue, à des époques et en des situations aussi différentes. Quel secret, quel occulte mystère hantait leur esprit? Quelle force obscure les poussa à l'auto-exil, à la fuite en eux-mêmes? Il se pourrait que la clé des réponses à ces questions se trouve dans une série d'expériences communes, de vécus partagés qui, d'une manière ou d'une autre, en firent des artistes isolés, uniques et surtout incompris.

PRÉLUDE FLASQUE / EVIDENCE

Un des points communs entre Erik Satie et Thelonious Monk est leur importance dans la période musicale pendant laquelle ils vécurent et créèrent. Satie, pris entre le génie admirable de Debussy et la tempête innovatrice qui secoua la musique pendant les premières décennies du siècle (Groupe des Six, Ecole de Vienne) n'appartint de fait à aucun de ces deux mondes. Les solutions de l'impressionnisme ne lui paraissaient pas pleinement satisfaisantes malgré son amitié et son respect pour l'auteur de La mer; d'autre part, sa réaction contre le Wagnérisme se fonde d'avantage sur l'ironie et l'humour (n'oublions pas son ascendance maternelle britannique) que sur les ruptures des avant-gardes. Même ainsi, une telle réaction ne nous paraît pas aujourd'hui moins efficace et profonde que celle des nombreux théoriciens révolutionnaires de l'époque. Perdu entre le flux et le reflux de vagues opposées, Satie navigue, offrant au monde sa vision simple, déshumanisée et délirante des choses.

Monk, bien qu'appartenant par sa génération à l'école bop, apparaît souvent éloigné de celle-ci -et en réalité de toute autre- dans ses moments les plus parfaits et les plus personnels. Il n'utilise jamais de rythmes extrêmes ni de phrases vertigineuses ; son souci de la construction et des textures mélodiques se situe au dessus de ses trouvailles harmoniques, souvent pures conséquences logiques de celles-ci. Son style est peut-être l'antithèse de celui de Bud Powell, parangon du pianisme bop et de ses successeurs. Présent dans quelques uns des moments les plus mémorables de cette école, sa voix en est cependant l'élément discordant, la donnée qui fait la différence. Monk, c'est autre chose.

En réalité, tous les deux furent de la même façon inclassables, ce qui fut un des motifs évidents du manque de reconnaissance dont ils furent victime une grande partie de leur existence. Maintenant, on se rend compte que chaque époque donne naissance à un type de héros inclassable dans les catégories en vigueur : révolutionnaire, impétueux, magnifique rénovateur, chef passionné ou tête de file d'une école... épithètes chargées d'une sémantique spécialement collective, rarement individuelle ou hétérodoxe. Parlerions-nous de Picasso sans une école Cubiste, de Beethoven sans le Classicisme, de Schönberg sans le Dodécaphonisme? Tout doit renvoyer à un code établi, mais ni le Satie-isme ni le Monk-ianisme n'existent.

Leurs imitateurs ou successeurs ne peuvent même pas arriver à être considérés comme une école : leur musique s'épuise en eux-mêmes, se crée et se détruit comme une horloge composée de pièces désarticulées.

EMBRYONS DÉSSÉCHÉS / SMOKE GETS IN YOUR EYES

C'est peut-être une conséquence de leur évidente hétérodoxie et de leur manque d'affiliation avec leurs contemporains qui fait que Monk et Satie ne jouissent pas d'une excessive sympathie parmi les milieux bien-pensants de leur époque. Satie, que seul l'enthousiasme de Maurice Ravel aida presqu'à la fin de sa vie à acquérir une certaine popularité dans "l'establishment" et le public dut supporter maintes humiliations tout au long de sa carrière, êtant souvent considéré comme un simple bouffon, un agitateur comique ou un clown. Au moment de sa réclusion à Arcueil, il décida, tourmenté par les critiques, y compris celles de Claude Debussy,  son ami admiré, de s'inscrire aux cours de la Schola Cantorum, se trouvant contraint d'apprendre un art imprégné d'une philosophie musicale qu'il avait jusqu'alors combattue dans ses premières oeuvres : Gymnopédies, Sarabandes...

Sauf de la part de Steve Lacy et de quelques autres obsédés, Monk n'obtint jamais pendant la majeure partie de sa vie la reconnaissance que méritait sa musique ; on a peine à le croire aujourd'hui, devant les torrents d'hommages et de révérences que sa personnalité suscite chez les jazzmen de toutes tendances, mais il en fut ainsi.

Durant sa vie, et encore aujourd'hui certains le maintiennent encore, Monk fut accusé de manquer de ressources techniques, quand ce n'était pas de jouer des accords faux ou autres excentricités semblables, rythmiques ou formelles. Sa musique était rarement interprétée (excepté le très célèbre 'Round Midnight) et même son conflit avec le syndicat des musiciens qui l'empêcha de se produire en public dans les années 50 est bien connu. Travailler avec lui n'était jamais facile car son énorme personnalité donnait un caractère distinctif particulier à tout ce qu'il touchait. Pour preuve, il suffit d'interroger Miles Davis...

Les deux musiciens eurent des réactions semblables : Satie, caché derrière ses lunettes noires, son chapeau melon et le rideau défensif de son humour et de sa distanciation vécut ses tourments en privé. Il répondit par une musique pleine d'absurdités, de faux-semblants, d'ironie et d'effronterie, inondant ses partitions d'instructions délirantes du style "sec comme un coucou".

Monk, lui aussi grand amateur de lunettes noires et de chapeaux extravagants, s'enfonça dans sa passion pour les cryptogrammes musicaux complexes et provocateurs, innocents et maléfiques en même temps, comme une fleur munie de griffes. Ses mélodies cachent des mystères et des aspérités qui nous obligent à nous arrêter et à réfléchir : attention, territoire privé du "Grand Ours".

***
"Est-ce que je sais où va le jazz?
Peut-être qu'il va au diable.
Il se peut bien que les choses n'aillent nulle part.
Elles arrivent, rien de plus."
T. Monk
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LES HEURES SÉCULAIRES ET INSTANTANÉES / I MEAN YOU
On a rarement considéré Monk et Satie en leur temps comme des prophètes, c'est certain: tous deux mirent dans leur musique un pouvoir visionnaire du futur immédiat qui venait à travers eux, futur que chacun d'eux parvint de plus à connaître de son vivant. Cependant ce ne fut pas une prophétie faite à grands cris ou depuis le piédestal éloquent des visionnaires (bien qu'on les ait souvent considérés comme un peu fous), mais elle fut faite dans le silence et l'inconscience de leur propre génie créateur.

On connaît bien les mots admiratifs et élogieux que John Cage et d'autres grands représentants de la musique de ce siècle consacrèrent à Satie dont l'influence est évidente sur les artistes de toutes les époques et de tous les styles : dadaïstes (groupe auquel appartenait le compositeur), surréalistes, musiciens aléatoires, minimalisme (Terry Riley ou Steve Reich)... Satie les devança tous avec sa musique délibérément anti-romantique, qui démystifie le concept bourgeois d'œuvres d'art et introduit le sourire, l'imitation, le jeu, le trivial, et le prosaïque dans le champ sacré de la "grande musique". Et le plus remarquable, c'est qu'il ne l'a pas fait à partir d'une rupture totale avec le passé, mais au travers d'une subversion (ou plus exactement d'une perversion) de l'existant, déformé par le filtre de son génie iconoclaste. Il fut donc le Monk de la musique accidentelle de ce siècle.

***
"Ce qui me plaît dans le jazz,
c'est qu'il nous apporte sa douleur et
qu'il nous laisse sans défense"
E. Satie
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Car dans Monk se retrouvent de nombreuses innovations qui, dans les années 60 et au travers de l'affirmation du free, transformèrent le jazz en quelque chose de très différent. Ses ruptures temporelles, ses dissonnances, sa façon très personnelle d'éviter le piège de la formule thème-improvisation-réexposition, pour la convertir en un subtil exercice d'inventivité mélodique continue (en somme il la pervertit), sa récupération de la tradition afro-américaine du piano, plus percutante, et bien d'autres éléments, sont considérés comme fondamentaux dans leurs visées, y compris par les jeunes créateurs de l'actuelle avant-garde. Et cependant Monk n'adopta jamais les esthétiques avant-gardistes des années 60, restant fidèle à son obsession constante de recréer sa propre musique et quelques standards favoris. Plus d'une fois on l'a comparé aux vieux pianistes stride ou à Duke Ellington.

L'avant-gardisme de Monk, s'il existe, prend d'autres chemins : c'est  son point de vue radicalement différent, sa personnalité inimitable qui en font un être unique et en avance sur son temps.

DESCRIPTIONS AUTOMATIQUES / BRILLIANT CORNERS
J'ai délibérément laissé pour la fin les inévitables comparaisons strictement musicales entre Monk et Satie, terrain toujours épineux (nous nous souvenons tous des mille et une folies qui ont, en plus d'une occasion, fait de Bach ou Mozart d'authentiques jazzmen de leur époque). Celles-ci, selon moi, sont secondaires. J'ai toujours pensé que les analogies suggestives entre les deux maîtres proviennent de leur capacité à transformer notre point de vue sur la musique, sur ce qui est esthétiquement beau, différent, original. Comme peu d'autres grands génies (au hasard Stravinski ou Ornette Coleman...), Satie et Monk agissent directement sur la compréhension ultime de l'auditeur qui va ainsi être poussé à questionner la puissance de ses croyances et les limites de la créativité artistique et donc forcé, à partir du pouvoir de sa version personnelle, à énoncer sa propre perception de la musique. C'est pour cela que leur art, bien qu'il ne possède pas les éléments communément associés au rupturisme, cause en nous ces effets si surprenants et subversifs. Loin de perdre sa force avec les années, la musique de Monk et Satie continue à défier le conformisme et l'aboulie, elle nous enveloppe et nous stimule comme aucune autre.

Et cependant on retrouve chez Monk quelques unes des ressources techniques les plus typiquement "satiennes" : réitérations (souvent presque hypnotiques), simultanéités mélodiques (celles-là même qui transforment Misterioso en un petit labyrinthe pour les moins familiers des auditeurs), usage des silences comme élément fondamental du discours créatif, dissonnances, effets chromatiques, fine ironie qui souvent nous agite dans notre fauteuil et nous fait sourire... Mais attention, le fait que Satie ait travaillé à une certaine époque de sa vie comme pianiste de bastringue et qu'il connaisse de première main le jazz et d'autres musiques populaires de son époque n'en fait pas pour autant un improvisateur ou un candidat aux délires musicaux d'un Jacques Loussier quelconque (malgré les tentatives de Bill Evans et Herbie Mann dans les Gymnopédies). Laissons chacun vivre dans son monde particulier en distillant des bulles de créativité magique et inclassable.

Les exemples de Monk et Satie n'ont pas été et ne seront pas uniques dans l'histoire de la musique. Ils eurent un expérience -commune- d'hétérodoxie, de talent unique et original, et surtout de fidélité à eux-mêmes malgré les nombreuses grimaces de malheur que leur réserva le destin au cours de leur vie.
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© Mario Benso, Cuadernos de Jazz, septembre-octobre 1993
trad. Marie-Louise Bidet & Jacques Ponzio.

A lire : Tentative de Réponse à Mario Benso © Jean Merlin

 
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