La comparaison entre Monk et Satie est très parlante, le début
pose une question : pourquoi ces deux grands artistes (et bien d'autres)
n'ont-ils pas bossé jusqu'à leur mort... et la réponse
apportée est : Monk était écoeuré du milieu
musical,voire même peut-être un peu aigri de n'avoir pas été
reconnu plus pour tout ce qu'il avait apporté.
...La réponse est un peu courte...
Le processus de création artistique est compliqué. Jean
Guitton disait dans un de ses ouvrages, "Apprendre à lire
et à penser" : "Chaque artiste durant toute sa vie ne
dit au fond qu'une seule chose, et qu'on ne vienne pas me parler de la
diversité de Victor Hugo dont l'oeuvre peut se résumer ainsi
: grandeur et misère du genre humain".
En art, il faut distinguer deux choses : le concepteur et l'interprète.
Parfois, les deux se confondent : c'est souvent le cas dans la peinture
et la musique, plus rarement dans la danse, le théâtre et
dans le cinéma... et même là, si l'on voulait être
un peu méchant on pourrait dire que Gabin, n'a jamais fait que
du gabin, Ventura du ventura et Audiard -dialoguiste de génie-
a toujours écrit les mêmes dialogues... la preuve, c'est
qu'on les reconnait au bout de trois phrases... de même que l'on
reconnait Monk au bout de 3 accords.
En fait, si l'on observe, on s'aperçoit que durant sa jeunesse
celui qui "Fait l'artiste", le fait en réaction à
un monde auquel il n'arrive pas à s'adapter essayant par son art
de répondre ou de pallier a des questions ou des évènements
qui lui échappent. Il va donc mettre en place un "système"
qui constitue pour lui un bouclier. Il sera acteur ou comédien
: vous connaissez la différence.
Monk était acteur, il n'a jamais pu composer que du Monk et lors
des concerts ou des séances d'enregistrement, il n'a fait que pousser
ses sidemen au bord du précipice pour les forcer à s'aggripper
et... à rester éveillés (Cf. la séance du
24.12 avec Miles Davis).
La travail de Monk a surtout été HARMONIQUE, contrairement
à Bach qui était un Métriste. Bach a certes inventé
et codifié la fugue qui est UN SYSTEME de canon, rien d'autre,
mais il s'en est servi sans état d'âme et sans jamais plus
remettre le dit système en question.
- Allez, Monsieur Jean-Sébastien, nous sommes mercredi, vous allez
bien nous pisser une petite cantate pour dimanche?
- Mais bien sûr Monsieur l'Archiduc...
La démarche Monkienne est tout autre : Elle procède d'une
réflexion perpétuelle sur l'enchaînement des accords,
leur succession, en repoussant sans cesse les limites de l'acceptable
phonique. On assiste à la création incessante de contrastes
ce qui est un procédé de spectacle : Monk était un
"pianiste-visuel".
Mais quarante années d'une telle pratique lui ont permis de trouver
ce qu'il avait décidé de chercher et à un moment,
il a dû se trouver "au point" et savoir qu'il était
parvenu au but qu'il s'était fixé. Il avait atteint les
limites de sa recherche et a compris qu'il ne pouvait plus que se copier
lui-même. C'est à CE POINT PRÉCIS QUE L'ARTISTE HONNÊTE
s'arrête. Monk n'avait que foutre de l'opinion des autres : il s'était
tracé une voie royale ET SAVAIT qu'il avait raison contre tous.
Alors pourquoi s'aigrir? Parce qu'il n'était pas assez reconnu?
Admettons que son Ego en ait un peu souffert à un certain moment,
mais , à partir de la couverture du Times, il lui devient difficile
de jouer les artistes maudits dont personne ne parle... Il fait partie
intégrante du paysage jazzistique. Ajoutez à celà
que TOUS LES AUTRES GÉANTS SONT VENUS LE VOIR TRAVAILLER, pour
piquer ce qu'il y avait à piquer et les plus grands : Davis, Coltrane,
Mulligan, Gillespie ont même tenu à jouer et à enregistrer
avec lui et c'est bien parce qu'ils sentaient confusément que Monk
détenait des secrets qu'ils ne possédaient pas et essayaient
ainsi de les percer à jour.
Quand Brel a quitté la chanson, il était reconnu comme le
plus grand chanteur de son temps : personne ne pouvait passer derrière
lui dans un spectacle, et pourtant RECONNU ET EN PLEINE GLOIRE, il a dit
un jour "j'ai dit ce que j'avais à dire et je m'en vais."
Je me plais à penser que c'est ce qui est arrivé à
Monk : Il a arrêté quand il a eu résolu tous ses problèmes
et qu'il avait une solution pour chaque enchaînement. En quelque
sorte, il ne pouvait plus progresser et donc le piano lui était
devenu inutile : Il le SAVAIT.
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© Jean Merlin
A lire : Monk
à Arcueil © Mario Benso, Cuadernos de Jazz
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