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La Folie Thelonious (1) - 1er épisode
© Jacques Ponzio

All ways know, always night, all ways
know - and dig the way I say all ways
(2)
"Sache toujours, toujours la nuit, sache par tous les moyens, et fais bien attention à la façon dont je dis par tous les moyens", tel est le plus tranchant de ce que j'appellerai l'enseignement monkien. Parler d'enseignement à propos des aphorismes monkiens est très évidemment du côté de l'abus de langage, puisque Monk lui-même répugnait à la chose, s'agissant de son activité musicale proprement dite, et ce dès ses débuts au Minton's (1941). Il déclara en effet : "Pour moi je ne faisais que remplir un contrat en essayant de jouer de la musique. (…) J'ai vu pratiquement tout le monde au Minton's mais on venait là pour jouer, pas pour donner des conférences."

Néanmoins ce travail tente de répondre à l'injonction monkienne du savoir nécessaire. Se laisser enseigner, quelle que soit la forme prise par cet enseignement, ne dépend pas forcément de la disposition d'esprit ou de la volonté propre de l'enseignant. Comme le rappelle Lacan : "...le désir de l'homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes, domestiqué par les éducateurs, trahi par les académies, s'est tout simplement réfugié, refoulé, dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l'histoire d'Œdipe, la passion du savoir. C'est celle-là qui est en train de mener un train qui n'a pas dit son dernier mot." (3)
•••
C'est en allant au cinéma que l'on pouvait découvrir Thelonious Monk en 1964. En effet, c'est en voyant "Jazz on a Summer’s Day" (en France : Jazz à Newport) que j'ai été frappé par l'extrême originalité d'une musique, surtout si l'on veutbien faire l'effort la pensée au
Carte de Newport
moment où elle a été créée, et d'un musicien qui ne correspondait en rien aux canons classiques de l'art pianistique. Il s'agissait de "Blue Monk", joué par un pianiste inconnu, à la gestuelle d'un nageur de brasse papillon, le tout entrecoupé d'images nautiques de l'America's Cup. L'affiche du film, bien dans le goût de l'époque, suggère une histoire d'amour sous-tendue par la musique, histoire qui n'existe pas le
valet de coeur

moins du monde, du moins pas sous cette forme. Comprenons que l'histoire d'amour qui se joue là se situerait plutôt entre le spectateur et la musique ou, disons-le mieux, entre le musicien et le spectateur. Dès cet instant, impossible d'y échapper : comment ne pas être monkien?


Ici, on peut légitimement se demander ce que ça veut dire, "être monkien". On pense à Lacan : "Soyez lacaniens si vous voulez, moi je suis freudien". Être monkien ça veut d'abord dire écouter de la musique, sa musique, de plus en plus de musique, lire les articles des revues spécialisées. Mais ça veut dire aussi ne lire aucun livre, tout simplement parce que les livres n'existent pas : Le premier à être publié sur Thelonious Monk fut celui d'Yves Buin (4) et il date de 1988. Enfin, ça veut dire que l'on tente de connaître cette musique, de s'en imprégner, de la jouer même.

Pour cela il faut la rassembler, et au début il n'existe pas grand-chose : pas de partitions, et des relevés plus que discutables dans le "Real Book". Il faut les faire soi-même, à partir des disques. La raison, toujours à l'affût de l'aplatissement du désir, parle alors; il faut en profiter car cela ne durera pas! Selon cette raison, il faut juste un exemple de chaque titre et basta. À ce moment-là, on ne le sait pas encore mais déjà on a mis le doigt dans l'engrenage fatal : quelle version sera la meilleure, et dans quelle configuration orchestrale? Le quartet apportera-t-il un plus par rapport au trio? et puis, solo ou grand orchestre?

De l'exemple on passe alors, toujours au nom de la raison, à l'exemplaire: un exemplaire de chaque morceau dans chaque type de formation, du solo au grand orchestre. Une fois arrivé là, le pacte de Méphisto est scellé. On a depuis longtemps vendu son âme au diable pour accumuler, pourchasser, suivre à la trace la plus petite parcelle d'inédit, le plus infime faux-départ d'une prise oubliée, la bande poussiéreuse abandonnée sur une étagère et soudain exhumée…

On se retrouve collectionneur, d'un autre genre que celui qui s'endort tous les soirs sur son trésor, et qui craint de s'en voir dépossédé. Si, comme disait Proudhon (5), la propriété c'est le vol, c'est surtout du vol de sa propre liberté qu'il s'agit. Du coup, pour rester libre, quel meilleur moyen que de transformer la propriété privée en propriété collective, seule capable de nous protéger de l'inévitable anéantissement dû à la folie d'un seul?

Mais voilà, l'histoire ne se résume pas à une passion collectionneuse, banale ou non : la musique de Monk, aussi belle, novatrice, élaborée soit-elle ne suffirait sans doute pas à justifier ces excès. Il y a fallu l'intervention du sentiment, obscur au début, qu'une personnalité hors-normes, prodigieusement fertile
Newport '58
en même temps qu'énigmatique avait été nécessaire pour donner naissance à cette œuvre. Très vite se faisait jour la certitude qu'il ne s'agissait pas d'un musicien enchaînant les compositions comme des boîtes de corned-beef aux abattoirs de Chicago, mais d'un être entièrement impliqué dans sa création et marqué par elle.

L'opus monkien au complet ne compte que quelque 70 compositions, ce qui n'est finalement pas tellement important, surtout si on compare avec d'autres musiciens, contemporains de Monk et beaucoup plus prolifiques que lui, par exemple Duke Ellington ou Charles Mingus. Mais ces 70 compositions sont d'une richesse telle qu'elles ont permis et permettront longtemps encore toutes les visites, toutes les interprétations, tous les parcours. Il n'est pas rare maintenant de voir Monk joué sur des instruments exotiques ou inusités : le saxophone soprano solo de Steve Lacy, le koto de Miya Masaoka, le khène laotien et le dulcimer chinois de l'Asian-American Orchestra. C'est la richesse et la densité de cette œuvre qui m'ont toujours fasciné.

Pour les besoins de l'écriture de mon livre (6), il m’avait fallu rassembler une abondante documentation. Y revenant plus tard, j'ai été amené à faire une découverte qui procède directement de son examen attentif. Il s'agit des actes de naissance de Thelonious, de sa sœur et de son frère. Résumons :
- Le 18 janvier 1916 naît Marion Barbara (voir l'acte de naissance).
- Le 10 octobre 1917 naît Thelonious Junior (voir l'acte de naissance).
- Le 11 janvier 1920 naît Thomas William (voir l'acte de naissance).

Jusque-là, rien de bien fracassant. Mais un examen attentif de ces documents montre autre chose dans les lignes concernant le nombre d'enfants nés de cette mère :
- pour Marion Barbara : 2, ce qui est déjà surprenant,
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 4

et le nombre d'enfants vivants :
- pour Marion Barbara : 1
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 3

marion : marion
thelonious : thelonious
thomas : thomas

À ce stade, je conclus que les parents de Marion et de ses deux frères ont eu un autre enfant, décédé avant la naissance de Marion, et dont on n'a jamais parlé. Quand il naît, Thelonious devient automatiquement le premier garçon vivant de cette famille, d'où son prénom, Thelonious Junior. De là à penser que l'enfant décédé en bas âge a été un garçon et que ses parents ont reporté sur Thelonious les espoirs, les idéaux et les ambitions mis à mal par son décès, il n'y a qu'un pas. Pour le moment, il est impossible de le franchir car la confirmation formelle fait encore défaut, mais je verserai au dossier ce fait que tous les témoignages confirment, que Barbara, mère de Thelonious, était prête à tout pour qu'il mène sa vie à sa guise, et s'était révélée dès l'origine son meilleur supporter. "Elle n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir autre chose qu'un musicien de jazz, elle était de mon côté. Si je voulais devenir musicien professionnel, elle était tout-à-fait d'accord" confiera-t-il plus tard à Valerie Wilmer. (7)
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© Jacques Ponzio
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(1) La première version de ce texte a été prononcée en italien le 16 février 2002 à Prato, au colloque Reflections on Monk, à l'invitation de Stefano Zenni et de l'équipe du Metastasio Jazz 2002. Tel qu'il est publié ici, il bénéficie des questions posées par les participants.
(2) Barry Farrell, Bebop and beyond, Time magazine, 28 February, 1964, vol 83, No 9.
(3) Jacques Lacan, l'Ethique de la psychanalyse, Seuil, Paris.
(4) Longtemps épuisé, il vient d'être réédité en 2002.
(5) Pierre-Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété? Recherche sur le principe du droit et du gouvernement. Premier mémoire, 1840.
(6) Jacques Ponzio & François Postif, Blue Monk, Actes Sud, Paris, 1995.
(7) Valerie Wilmer, Monk on Monk, Down Beat, June 3, 1965

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