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La Folie Thelonious - 2ème épisode
© Jacques Ponzio


Il convient de remarquer ici que le père de Thelonious, donc Thelonious I (senior), repart vite dans sa Caroline natale et disparaît du tableau. Thelonious grandit donc sans père, avec cette mère extrêmement valorisante et attentive à ne pas l'empêcher de suivre la voie qu'il se choisit très tôt : le piano-jazz.

Avec Guy Reynard (8), on remarquera que parmi les grands artistes de jazz, ceux que l'on qualifie de "génies", Armstrong, Parker, Coltrane et Monk, ont grandi sans père, on dira plus précisément sans leur père biologique ou quelqu'un qu'ils puissent appeler père, ce qui n'exclut tout de même pas qu'il ait pu exister ici ou là une figure paternelle, mais une figure à laquelle il manquera toujours quelque chose. Peut-on en penser que cela a forcément influencé leur biographie, et les a amenés au développement intensif de ces capacités artistiques qui les a fait se détacher du lot? C'est difficile à affirmer, d'autant que tous les orphelins de père ne deviennent pas des génies. On le saurait! Dans le cas de Monk, on a envie de dire qu'une mère si totalement versée dans le soutien et l'admiration de ce fils contribue fortement à la chose. L'autre frère, Thomas William, deviendra policeman.

Par la suite, Nellie et Pannonica de Kœnigswarter ne seraient pas trop de deux pour occuper la place laissée vacante par le décès de Barbara, mais ceci est une autre histoire.

Supposant que l'hypothèse énoncée plus haut se confirme, on pourra ici remarquer une possible analogie avec l'histoire de la naissance de deux peintres célèbres. Le premier Vincent Van Gogh (9) naît un an après le mariage de ses parents Théodorus et Anna, et un an jour pour jour avant lui (30 mars 1852 - 30 mars 1853) et meurt à l'âge de six semaines. Leur nom est absolument identique : Vincent Willem Van Gogh. C'est aussi d'ailleurs celui de leur grand-père et de leur oncle (le fameux Oncle Cent).

Vincent Van Gogh
Vincent Van Gogh
1852
Suffer little children
to come unto me
and forbid them not for such is
the Kingdom
of God
Vincent Van Gogh
à Auvers-sur-Oise







Tous les dimanches de son enfance, Van Gogh se rend au temple à Zundert, où son père est prédicateur et traverse pour cela le petit cimetière où est enterré son aîné. On saisira mieux l'importance de ce fait si l'on se réfère à cette lettre écrite vers la fin de sa vie à son frère Théo -lequel porte le prénom du père- : "Pendant ma maladie, j'ai revu chaque chambre de la maison à Zundert, chaque sentier, chaque plante dans le jardin, les voisins, le cimetière, l'église…" On peut aisément soupçonner que si le cimetière importe tant à Van Gogh, c'est parce qu'y reposent les cendres du premier Vincent, sous une pierre tombale qui porte donc son propre prénom!

Celui qui, vivant, survit au décès du premier-né de nom identique porte en lui tout au long de sa propre vie la vie de l'autre, une vie putative, en somme une vie par procuration. Mais il porte également la mort de l'autre, mort dont il ne peut que se sentir coupable ad æternam, mort dont pour toujours le marque l'écho.

Un second peintre célèbre vient apporter de l'eau au moulin de ces histoires familiales si singulières. Il s'agit de Dalí (10) : Salvador est né deux fois. Salvador Dalí père avait vingt-neuf ans lorsque vint au monde son premier fils, Salvador Dalí, le 21 octobre 1901 à onze heures du matin. Ce premier Salvador mourut le 1er août 1903, à 21 mois, d'une méningite. Le second Salvador naquit neuf mois et dix jours après la mort de son frère. Les parents ne se remirent jamais de la tragédie subie au décès de leur enfant aîné et parlaient sans cesse du petit disparu.

En donnant à leur second fils le même nom, ils bravèrent certainement une superstition locale; de plus, ils marquèrent pour toujours l'esprit de Dalí : sa vie durant, il devait porter le poids de la culpabilité, car il s’était convaincu d'avoir "volé" la vie même de son frère aîné. Dalí a toujours su que ses problèmes, mais aussi ses triomphes, procédaient de cette tragédie prénatale : "Toutes les excentricités que je commets, toutes mes incohérences sont la constante tragique de ma vie. Je veux me prouver que je ne suis pas le frère mort, mais le vivant. Comme dans le mythe de Castor et Pollux, en tuant mon frère, j'ai gagné pour moi l'immortalité".

"Lorsque mon père me regardait, dit Dalí, il s'adressait autant à mon double qu'à moi-même. Je n'étais sous ses yeux que la moitié de ma personne, un être de trop. (...) Et j'ai longtemps porté à mon flanc une blessure saignante que mon père, impassible, insensible, ignorant ma douleur, ravivait sans cesse par l'amour impossible qu'il portait à un mort". Sa mère était aussi peu sensible à sa détresse que son père ; elle parlait souvent de son premier-né disparu comme d'un "génie" et emmenait le petit Salvador sur la tombe de son frère; apercevant son prénom et son nom sur la tombe, il en était profondément troublé. La constante évocation de "l'autre" Salvador finit par engendrer chez Dalí un égocentrisme extrême, du fait même qu'il lui fallait constamment prouver que le vrai Salvador, c'était lui. Ainsi, de très bonne heure, il dut se battre pour affirmer son droit propre à l'existence et ne pas perdre la raison.

Malgré ses nombreuses et célèbres réalisations, et probablement à cause des bizarreries de son comportement très largement mis en scène, la certitude selon laquelle Dalí était fou persiste dans la croyance populaire, s'ajoutant au romantisme certain inhérent à la conception stéréotypée de la folie. On peut en dire tout autant de Van Gogh et de ses épisodes critiques parmi lesquels celui, fameux, de l'oreille coupée.

Ceci dit, du point de vue psychologique, le "cas Dalí" est de peu d'intérêt dans ses aspects pathologiques ou pseudo-pathologiques. C'est plutôt sa surprenante habileté à représenter les contenus inconscients qui le rend si extraordinaire. Comme tant d'autres grands peintres -on pense à Bosch, Brueghel, Magritte et Delvaux-, Dalí met en lumière le monde du rêve qui nous habite, donnant à voir les choses que nous dénions et réprimons le plus, ces choses qui attestent du désir inconscient. On le sait bien au demeurant, plus les réactions contre une image ou une idée sont vives, plus on peut se douter qu'elles correspondent à un conflit intérieur crucial pour le sujet en question.
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© Jacques Ponzio
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(8) Guy Reynard, Journaliste au magazine français Jazz Hot, et producteur de Jazz Night sur Radio Grenouille 88.8 à Marseille, communication personnelle.
(9) Jean-Louis Bonnat, Van Gogh, Écriture de l'œuvre, PUF, Paris, 1994. Je remercie Valérie Noizet qui a attiré mon attention sur cet ouvrage.
(10) Meredith Etherington-Smith, The Persistence of Memory : A Biography of Dali, Da Capo Press, September 1995.

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