|
Pendant les quelques années qui ont suivi la dissolution de son
légendaire quartet avec Charlie Rouse au saxophone ténor
(1969), Monk se fait de plus en plus rare en concert, et finit par disparaître
de la scène (1976), puis du monde (1982). Peu à peu néanmoins,
depuis sa disparition, le cercle des cognoscenti se développe,
et s'y effectue un travail souterrain de réévaluation de
son œuvre, de son influence et de sa personne.
Monk le fou
Au fil du temps, parmi les amateurs de jazz versés en psychopathologie
une question récurrente se posait : Monk est-il fou? C'est à
cette question que je voudrais apporter ma réponse aujourd'hui,
après une longue hésitation qui tenait à la nécessaire
réserve du professionnel et aussi sans doute à l’absence
d’une idée "autre". Si je m'y suis résolu,
c'est pour lutter contre l’irritation provoquée par ces diagnostics
à l’emporte-pièce qui fleurissent un peu partout.
Cependant, il y avait une idée "autre". Je l’avais
eue sans l’avoir (sans la voir?), au moment de la rédaction
du livre. Cette idée, vague d'abord, allait être étayée
par une série de documents :
Actes de naissance de Marion, Thelonious, Thomas
- Le 18 janvier 1916 naît Marion Barbara.
- Le 10 octobre 1917 naît Thelonious Junior.
- Le 11 janvier 1920 naît Thomas William.
Jusque-là, rien de bien fracassant. Mais un examen attentif de
ces documents montre autre chose, dans les lignes concernant le nombre
d'enfants nés de cette mère :
- pour Marion Barbara : 2, ce qui est déjà surprenant,
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 4
et le nombre d'enfants vivants :
- pour Marion Barbara: 1
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 3
À ce stade, je conclus que les parents de Marion et de ses deux
frères ont eu un autre enfant, décédé avant
la naissance de Marion, et dont on n'a jamais parlé. Quand il naît,
Thelonious devient automatiquement le premier garçon vivant de
cette famille, d'où son prénom, Thelonious Junior. De là
à penser que l'enfant décédé en bas âge
a été un garçon –forcément nommé
Thelonious- et que ses parents ont reporté sur le second Thelonious
les espoirs, les idéaux et les ambitions mis à mal par le
décès du premier, il n'y a qu'un pas. Pour le moment il
est impossible de le franchir car la confirmation formelle fait encore
défaut, mais je verserai au dossier ce fait que tous les témoignages
confirment, que Barbara, mère de Thelonious, était prête
à tout pour qu'il mène sa vie à sa guise, et s'était
révélée dès l'origine son meilleur supporter.
"Elle n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir autre
chose qu'un musicien de jazz, elle était de mon côté.
Si je voulais devenir musicien professionnel, elle était tout à
fait d'accord" confiera-t-il plus tard à Valerie Wilmer. (1)
On remarquera également que le second frère, Thomas, n’a
pas eu le même destin, puisqu’il est devenu boxeur puis policeman.
Ce fait d’un aîné mort avant sa naissance et dont on
porte le nom se retrouve chez plusieurs personnages célèbres.
Supposant que cette hypothèse se confirme, on pourra ici remarquer
une possible analogie avec l'histoire de la naissance de deux peintres
célèbres, Van Gogh et Dalí.
Le premier Vincent Van Gogh (2)
naît le 30 mars 1852, un an après le mariage de ses parents
et meurt à l'âge de six semaines. Un an jour pour jour après
(30 mars 1853), naît celui qui deviendra le peintre Vincent Van
Gogh.
Tous les dimanches de son enfance, Van Gogh se rend au temple à
Zundert, où son père est prédicateur et traverse
pour cela le petit cimetière où est enterré son aîné.
Vers la fin de sa vie, il écrit à Théo :"Pendant
ma maladie, j'ai revu chaque chambre de la maison à Zundert, chaque
sentier, chaque plante dans le jardin, les voisins, le cimetière,
l'église…" On peut soupçonner que si le cimetière
importe tant à Van Gogh, c'est parce qu'y reposent les cendres
du premier Vincent, sous une pierre tombale qui porte donc son propre
prénom!
Un second peintre célèbre vient apporter de l'eau au moulin
de ces histoires familiales si particulières. Il s'agit de Dalí
(3) : Salvador
est né deux fois. Salvador Dalí père avait vingt-neuf
ans lorsque vint au monde son premier fils, Salvador Dalí, le 21
octobre 1901. Ce premier Salvador mourut le 1er août 1903, à
21 mois. Le second Salvador naquit neuf mois et dix jours après
la mort de son frère. Malgré cette naissance, les parents
ne se remirent jamais de la tragédie et parlaient sans cesse du
petit disparu.
En donnant à leur second fils le même nom, ils marquèrent
pour toujours l'esprit de Dalí : sa vie durant, il devait porter
le poids de la culpabilité, car il s’était convaincu
d'avoir "volé" la vie même de son frère
aîné.
"Lorsque mon père me regardait, dit Dalí, il s'adressait
autant à mon double qu'à moi-même. Je n'étais
sous ses yeux que la moitié de ma personne, un être de trop.
(...) Et j'ai longtemps porté à mon flanc une blessure saignante
que mon père, impassible, insensible, ignorant ma douleur, ravivait
sans cesse par l'amour impossible qu'il portait à un mort".
Sa mère était aussi peu sensible à sa détresse
que son père; elle parlait souvent de son premier-né disparu
comme d'un "génie" et emmenait le petit Salvador sur
la tombe de son frère; apercevant son prénom et son nom
sur la tombe, il ne pouvait manquer d’en être profondément
troublé. La constante évocation de "l'autre" Salvador
finit par engendrer chez Dalí un égocentrisme extrême,
du fait même qu'il lui fallait constamment prouver que le vrai Salvador,
c'était lui. Ainsi, de très bonne heure, dut-il se battre
pour affirmer son droit propre à l'existence.
Dalí a toujours su que ses problèmes, mais aussi ses triomphes,
procédaient de cette tragédie prénatale : "Toutes
les excentricités que je commets, toutes mes incohérences
sont la constante tragique de ma vie. Je veux me prouver que je ne suis
pas le frère mort, mais le vivant. Comme dans le mythe de Castor
et Pollux, en tuant mon frère, j'ai gagné pour moi l'immortalité".
Soit dit en passant, on trouve des énoncés similaires chez
un écrivain célèbre : Mark Twain, qui perd son frère
jumeau très tôt, et dont l’antienne peut se résumer
à ceci : lequel de nous deux est l’autre ? Naturellement,
Mark Twain s’avance masqué sous les dehors de l’humour,
noir s’il le faut; peu importe, on sait bien quels sont les rapports
de l’humour avec la vérité du sujet, l’inconscient.
Celui qui, vivant, survit au décès du premier-né
de nom identique porte en lui tout au long de sa propre vie deux affects
dramatiques et opposés. D’un côté la vie de
l'autre, une vie putative, en somme une vie par procuration. Mais il porte
en même temps la mort de l'autre, mort dont il ne peut que se sentir
coupable ad æternam.
Que prouvent ces parallèles? Après tout, peut-être
sont-ils tous fous, peut-être le sommes-nous aussi, tous autant
que nous sommes?
Cependant, si ce mystère de la naissance ne rend pas compte de
la folie réelle ou supposée, il semble qu’il puisse
rendre compte du génie.
Monk le génie
"Cela prend du temps pour être un génie. Vous devez
passer tant de temps à ne rien faire, à ne vraiment rien
faire." (Gertrude Stein)
Voyons si l’on peut être d’accord avec cette affirmation
pour Thelonious Monk ? On peut affirmer, en tout cas, qu’il vivait
pour (et très peu PAR) sa musique, du moins pendant toute la première
partie de sa vie : en 1957 il a 40 ans et entame son séjour au
Five Spot. C’est le début de la célébrité.
Ne rien faire, ce pouvait être taper pendant des heures sur un réverbère,
en faire jaillir les résonances, exactement comme aujourd’hui
il peut arriver que l’on s’abîme dans un jeu de réussites
sur ordinateur : vu de l’extérieur, on n’imagine rien
de bon quant à l’activité de pensée de celui
ou celle qui s’y livre; mais au fond n’est-ce pas un procédé
pour mettre la pensée consciente en roue libre, pour lui faire
lâcher prise?
Ceci fait penser le fameux 1% de Thomas Edison : le génie, c’est
1% d’inspiration et 99% de transpiration (pour Albert Einstein,
la proportion devient 10% et 90%, pour d’autres, heureusement restés
anonymes, on a 5% et 100% !!!)
Ce qui se "voit" chez Thelonious Monk, c’est quand il
ne fait rien, les fameux 1%. Mais ce qui ne se voit pas, c’est énormément
de travail, et uniquement du travail, pudiquement caché, ce qui
suppose remplie une condition peut-être pas suffisante mais absolument
essentielle : ne pas céder sur son désir.
Ne pas se laisser distraire par les impératifs de la vie quotidienne,
n’accepter aucune contingence,
ce qui suppose évidemment que l’environnement familial s’occupe
de tout
ce qui suppose que l’autre croie au génie de l’artiste
ce qui suppose in fine que l’artiste lui-même croie en son
génie, ou en tout cas, s’il ne le formule pas ainsi, se comporte
comme s’il n’avait rien d’autre à faire dans
la vie que se consacrer à son art.
De ce fait, il est intimement persuadé de ne devoir qu’à
lui-même les caractéristiques de son art.
- Dalí, qu’est-ce qui vous fait marcher ?
- Mon propre ressort bien sûr.
- Thelonious : quels sont les musiciens qui vous ont le plus influencé
?
- Mais, moi-même, évidemment.
Monk l’abstracteur
Tâchons maintenant d’examiner le style pianistique de Thelonious
Monk, centré sur l’une de ses composantes, la virtuosité.
Que Monk ne soit pas un concertiste, un virtuose tel que la musique classique
et même le jazz en ont tant produit, cela ne semble faire aucun
doute.
Voire.
"Son jeu est simple, son style sobre et dépouillé;
il utilise très peu les accords et concentre toute son attention
sur une main droite à style monodique. En dépit de sa hardiesse,
Monk utilise des structures harmoniques absolument logiques, des thèses
relativement simples et le système par tons entiers, cher à
Debussy, qu'il applique avec à-propos. (...) L'utilisation systématique
des harmoniques éloignées de la fondamentale amène
des trouvailles heureuses, souvent géniales, mais l'entraîne
parfois dans des impasses mélodiques. Grâce à ses
variations rythmiques, il réussit à s'y maintenir, en attendant
une porte de sortie qui n'est souvent qu'un retour opportun à un
style de piano plus traditionnel, comme c'est le cas dans sa composition
: Thelonious". Ainsi s’expriment en avril 1949, les Suisses
J.-J. Finsterwald et J.-F. Zbinden.
Le pianiste Herbie Nichols ne dit pas autre chose : "Ce type est
l'auteur des mélodies les plus étranges sur le plan rythmique
que j'aie jamais entendues. Elles sont aussi très intéressantes.
Son sens de ce qui sonne est incroyable. Cependant, quand il prend un
solo, il semble être sujet à certaines limitations harmoniques
qui l'empêchent de prendre place aux côtés d'Art [Tatum]
et de Teddy [Wilson]. Il s'enferre dans un labyrinthe aussi loin qu'il
le peut sans jamais se montrer capable d'en sortir."
Contrairement aux pianistes qui ont appris à jouer du piano de
façon traditionnelle, Thelonious n'a jamais attaqué les
touches d'ivoire avec les doigts en crochet, c'est-à-dire avec
l'extrémité de la dernière phalange. Il a toujours
posé ses doigts "à plat", dans toute leur longueur,
parallèlement au clavier.
Bill Evans déclare avoir commencé de la même manière
: "Plus jeune, je jouais les doigts à plat… les doigts
repliés permettent une économie de moyens…".
Oscar Peterson livre ses sentiments mitigés sur Monk : "Je
pense que c'est un compositeur merveilleux mais je ne suis pas un de ses
fans, pianistiquement parlant." Ce qui n'est pas pour surprendre,
quand on compare son style à celui de Monk.
Et Remy ajoute : "Il n'a évidemment pas une technique à
la mesure de son talent. Il avoue lui-même qu'il est trop paresseux
pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car,
nanti d'une articulation classique, Monk n'aurait sans doute pas eu cette
manière indescriptible de frapper la note".
De l'avis de l'intéressé lui-même, il y a peut-être
quand même un certain manque de ce côté : "…Bien
souvent je pense à des phrases musicales que je ne peux pas reproduire
sur le piano. Si réellement la technique c'est cela, alors je manque
vraiment de technique. Disons plutôt que j'ai ma propre technique…
Mais là encore j'évolue. Je pense être meilleur aujourd'hui
que lors de mes débuts, parce que je me suis assis dans mon style
et que j'y ai mes habitudes".
Le problème, et il en sera de même pour tous les bons ou
très bons pianistes qui ont peu ou prou critiqué le style
si personnel de Thelonious et sa prétendue incapacité à
jouer comme il faut, c'est que leur style, si parfait soit-il, ne véhicule
aucune émotion particulière et ne laisse quasiment pas de
trace mnésique. Mais bien sûr, c’est une autre histoire
qui met en jeu des ressorts plus personnels.
Et cependant…
Monk paraît bien capable de traits virtuoses. Pour Mary Lou Williams
qui l'entendit à Kansas City vers 1934, Monk faisait alors montre
de beaucoup plus de technique. Tous étaient en admiration devant
lui.
Frank London Brown atteste, lui aussi, que Monk est capable de produire
ces traits de pure virtuosité : "Je l'ai entendu le faire
récemment au Five Spot, et avec une telle habileté qu'il
a fait taire toutes les conversations jusqu'à la fin du set."
On en est donc là : Monk sait ou ne sait pas jouer du piano, et
dans sa façon de composer la musique, il sait, ou ne sait pas,
ce qu’il fait, et pourquoi il le fait.
C’est ici que le témoignage de Johnny Griffin prend toute
son importance : "Un jour, j'étais chez lui, il m'a regardé
et a dit : "Tu sais, je peux jouer comme Tatum". Je lui ai répondu
: "Arrête, Thelonious, tu me fais marcher." Alors il s'est
assis au piano et a joué un trait rapide comme Art Tatum, je ne
pouvais pas y croire. Puis il m'a dit : "C'est pas moi, ça;
regarde, je prends deux notes ici trois notes là…" Il
a rejoué le même trait et, là, c'était du Monk."
Leonard de Vinci nous fournit une clé géniale pour résoudre
ce problème avec ses définitions contradictoires de la peinture
et de la sculpture.
La peinture se fait "per via di porre" (par voie d’ajout)
La sculpture se fait "per via di levare" (en retranchant)
On voit donc ce qui spécifie le style de Monk par rapport à
celui de tant de ses contemporains : là où tant en rajoutent,
il en ôte. Mieux, c’est en enlevant qu’il apparaît
comme quelqu’un d’unique.
Incidemment, on notera que cela peut servir aussi à définir
la différence entre psychothérapie et analyse. Là
où la thérapie vient ajouter les pensées du thérapeute
à la configuration psychique du patient, l’analyse vient
retirer, par l’interprétation, et laisser apparaître
la vérité du sujet.
Le dernier peintre de ce panthéon sera Robert Motherwell (4),
qui répond à la question d’Yvonne Baby : Qu‘est-ce
que la peinture abstraite ? "L’abstraction c’est soustraire.
Abstraire, c’est soustraire. Donc si vous regardez par la fenêtre…
Regardez, vous êtes un peintre abstrait, vous enlevez une partie
du toit, et puis vous enlevez une cheminée, puis vous enlevez un
coin de la fenêtre, et puis encore un morceau de balcon et, tout
d’un coup la vision que vous avez est pour vous la vision juste.
C’est ce que vous ressentez et c’est de la peinture abstraite".
Du coup, Monk apparaît comme un abstracteur musical, celui qui procède,
dans son style comme dans ses compositions, "per via di levare".
En laissant glisser le signifiant, j’irai jusqu’à passer
de l’"abstracteur" à l’"attracteur".
En mathématiques, l’attracteur est toujours "étrange".
C’est un objet associé à un système dont l'évolution
est imprévisible! Que dire de mieux?
Eh bien ceci que Monk, abstracteur musical de premier ordre, s’est
abstrait lui-même de la vie publique en donnant son dernier concert
en 1976, à l’âge de 59 ans. Tel l’arroseur arrosé,
Monk devient l’abstracteur abstrait, abstrait du monde. En se réfugiant
chez la Baronne Nica de Kœnigswarter, où il meurt 6 ans plus
tard, il crée un manque ininterprétable et nous laisse seuls
avec son œuvre.
On n’a certainement pas fini d’explorer toutes les implications
d’un tel legs.
_______________
© Jacques Ponzio
_____________________________________________________
(1) Valerie
Wilmer, Monk on Monk, Down Beat, June 3, 1965.
(2) Jean-Louis
Bonnat, Van Gogh, Écriture de l'œuvre, PUF, Paris, 1994. Je
remercie Valérie Noizet qui a attiré mon attention sur cet
ouvrage.
(3) Meredith
Etherington-Smith, The Persistence of Memory : A Biography of Dali, Da
Capo Press, September 1995.
(4) Vous pouvez
voir une sélection de tableaux de Robert Motherwell à partir
de la page :
http://www.artcyclopedia.com/artists/motherwell_robert.html
|